LA FONTAINE . Les deux
pigeons
Belles amours.
Voici présentée en deux temps une leçon d'amour. Nous aurons d'abord un contre-exemple,
l'aventure des 2 pigeons puis un
hymne à l'amour.
Lisons notre texte tout entier avant d'en aborder le détail.
1ère
partie
V1 à 4 L'aventure des 2 pigeons est résumée. Elle est ensuite
développée en 2 mouvements: V5 à 29 la discussion des amis
-- V30 à 64 les tribulations du voyageur.
V1 "Deux pigeons s'aimaient
d'amour tendre":
C'est véritablement un nid d'amour! au sommet du vers la réciprocité "s'aimaient" encadrée par le symbole même du couple
uni: "deux pigeons" et le pléonasme
"d'amour tendre"
V2 "L'un deux s'ennuyant au logis"
Voici déjà le couple désuni "L'un deux"
et par le pire, il s'ennuie ce qui étymologiquement veut dire qu'il a pris en horreur
l'enfermement du "logis" et la douceur
monotone que suggère l'imparfait "s'aimaient"
(temps de durée).
V3 et 4 "Fut assez fou pour
entreprendre
Un voyage en lointain pays"
"fou" à l'hémistiche exprime la
réprobation de La Fontaine qui a des goûts casaniers, "entreprendre"
indique la difficulté que souligne "lointain"
placé avant le nom de façon inhabituelle.
*Après ce préambule nous avons le
récit. Il commence par un dialogue où se précise la disparité entre les amis.
V5 à 17 Le plus sage va chercher à dissuader l'aventureux.
V5 et 6."Qu'allez-vous faire?
Voulez-vous quitter votre frère?"
La première question qui n'a pas d'objet précis culpabilise, la seconde énonce
l'impensable "quitter votre frère"....
Mais un amoureux inquiet a beaucoup de choses à dire:
V7 "L'absence est le plus grand
des maux:
Non pas pour vous cruel!
Au moins...
V11 "Encore si ...
attendez...
qui vous presse?
V15 ... Hélas!...."
Sous la forme concise qui est sa marque La Fontaine évoque les grandes douleurs
raciniennes (Bérénice, Acte IV scène 5), L'absence c'est Bérénice: "Dans un mois dans un an, comment souffrirons - nous...".
La résignation qui supplie, c'est Hermione, "Mais seigneur,
s'il le faut..." (Andromaque, acte IV scène 5).
Comme ces belles héroïnes abandonnées, l'amoureux sent bien que désormais ses
sentiments comptent peu aux yeux de qui veut partir. Après avoir laissé échapper un cri
de chagrin il s'est repris et il ne montre plus que son souci de l'aimer. Pour le
dissuader ou au moins retarder son départ, il invoque la saison défavorable "Attendez
les zéphyrs", "un corbeau" de mauvais présages... Les
risques de l'expédition:
V8 "... les travaux (=
les fatigues)
Les dangers, les
soins (=les soucis) du voyage
V14 "...Rencontres funestes...
faucons..... réseaux (= pièges). Hélas
dirai-je, il pleut:
Mon frère a-t-il tout ce
qu'il veut?
Bon souper, bon gîte, et le
reste?"
Tout cela concerne directement l'amoureux et parvient à l'intéresser:
V18 " Ce discours ébranla le
coeur
De
notre imprudent voyageur." Est-il touché par
la peine qu'il cause? Par la sollicitude qu'on lui témoigne par l'inventaire assez
complet de ce qui l'attend dehors? En tous cas le coeur n'a pas le dessus puisque:
V20 "Le désir de voir et l'humeur
inquiète
L'emportèrent
enfin."
Insatisfait de sa vie actuelle, "humeur inquiète" il veut aller
absolument aller ailleurs, découvrir autre chose "désir de voir".
Cependant son émotion passagère lui inspire une réponse propre à consoler son
camarade:
V21 "Ne pleurez point;
Trois jours au plus
rendront mon âme satisfaite;
Je reviendrai dans peu....
(il minimise le temps
de son absence...)
V23 "...conter de point en
point
Mes aventures à mon frère,
Je le désennuierai..."
... Mon voyage dépeint
Vous sera d'un plaisir extrême"
(Il fait mine de vouloir distraire "son frère")
"Je dirai: "j'étais
là telle chose m'advint."
" Vous y croirez être vous-même."
( il flatte sa tendresse en laissant
entendre qu'ils ne font qu'un).
Mais il avoue clairement qu'on s'ennuie à la maison faute d'ouverture d'esprit et que
l'amour ne lui suffit plus:
V25 "...Quiconque ne voit guère
N'a guère à dire aussi."
(que peuvent-ils ajouter?)
V30 "A ces mots en pleurant ils se
dirent adieu".
Pleurs sincères de l'aimant qui plus mûr, plus épris plus capable d'abnégation sent
bien que ce départ marque une rupture, en souffre et s'inquiète pour son jeune ami.
Pleurs plus superficiels de l'aimé inconsciemment égoïste avide de nouveauté et
incapable d'envisager toutes les conséquences de son choix;
Nous avions oublié, dans la scène émouvante de cet amour menacé qu'il
s'agissait de pigeons. Le récit du voyage au contraire se place dans le monde et la
perspective des oiseaux et cela d'un façon si naturelle qu'on passe d'un plan à l'autre
sans s'en apercevoir. |
*Le récit
alterne les passés simples "Ils se dirent adieu",
"Un seul arbre s'offrit"....qui marquent les événements importants, les
présents de narration "Le voyageur s'éloigne", "Un
nuage l'oblige"... qui donnent vie aux faits, et les imparfaits
"Ce blé couvrait", "Le las était usé",... qui
décrivent expliquent ou encore indiquent une action interrompue "Le vautour s'en
allait le lier". Notons un seul présent de vérité
générale, "Cet âge est sans pitié"!
Les mésaventures s'enchaînent, on n'a pas le temps de respirer:
"Le voyageur s'éloigne et voilà..." ,"Il y vole, il est pris",
... "Le vautour s'en allait...quand, des nues fond à son tour.... mais un
fripon d'enfant..." Ces malheurs en cascade ont le rythme
endiablé d'une chanson enfantine.
La rapidité n'enlève rien à la justesse du trait:
--Brièveté et violence de l'ondée "Voilà qu'un orage..... l'orage maltraita
le pigeon en dépit du feuillage ... l'air devenu serein.... L'oiseau sèche du mieux
qu'il peut son corps chargé de pluie."
-- Allure royale du grand rapace "Des nues fond à son tour un aigle aux ailes
étendues"...
La Fontaine ne s'étend pas sur les retrouvailles:
V63 "Voilà nos gens
rejoints et je laisse à juger
de combien de plaisir ils payèrent leurs
peines."
Ce retour les soulage évidemment tous deux mais pour des raisons différentes,
sentimentales chez l'un, plus terre à terre chez l'autre. Les "plaisirs"
se limiteront-ils à des caresses ou retrouveront-ils la délicieuse union des coeurs
qu'ils avaient connu? Il faudrait pour cela que ces fortes émotions aient apporté
beaucoup de sagesse à notre jeune aimé, maudira-t-il longtemps sa "curiosité"?
Peut-être vous demandez-vous pourquoi La Fontaine n'a pas
utilisé de féminin dans ce couple. La réserve de La Fontaine nous laisse choisir
nous-mêmes qui est l'amoureux tendre et dévoué, qui est le jeune écervelé. Ainsi
chacun peut donner le beau rôle à l'homme ou à la femme et La Fontaine pour une fois ne
pourra pas être taxé de misogynie!
2ème
partie
Misogyne, il ne l'est guère dans l'hymne à l'amour qui conclut
superbement la fable et lui sert de morale. Ce sont des conseils
(V65 à 69) - ensuite des confidences: souvenirs puis regrets(V
66à 83).
*V65 "Amants,
heureux amants " L'apostrophe est une invocation fervente dont le
mouvement va s'amplifiant: 2, 4 et où "amants" enserre "heureux"
parce que le bonheur vit de l'amour. La Fontaine s'adresse à ceux qu'il voudrait
protéger en les avertissant
..... voulez-vous voyager?
Que ce soit aux rives prochaines".
Ce désir de voyager est surtout l'aveu qu'on ne se suffit plus et qu'il faut se changer
les idées par ce que Pascal appelait "le divertissement" en le condamnant parce
qu'il n'apporte pas de vrai remède. Celui de La Fontaine est simple et sage:
*V67 "Soyez-vous
l'un à l'autre un monde toujours beau....
toujours divers, toujours nouveau."
Pour éviter la routine et l'insatisfaction il faut savoir
dit-il s'émerveiller chaque jour de son amour.
V69 "Tenez-vous lieu de tout,
compter pour rien le reste."
Egoïsme à deux?
peut-être mais s'il offre autour de lui l'image du bonheur ce n'est pas si mauvais!
*Peut-on
donner ces conseils sans avoir soi-même vécu un grand amour?
La confidence de La
Fontaine est toute vibrante:
V70 "J'ai quelquefois
aimé..." (imprécision qui
veut évoquer un seul amour)
Avec un lyrisme triomphal il évoque ses sentiments:
" ....je n'aurais pas alors
contre le Louvre et ses trésors,
contre le firmament et sa voûte céleste,
changé les bois, changé les lieux
honorés par les pas, éclairés par les yeux"
des répétitions de mots et de rythmes en 6/6 et 4/4 alternés scandent la force de cet
amour. Puisqu'il est question de voyage c'est en opposant "les bois" et
"les lieux" très ordinaires de son bonheur, aux endroits les plus
prestigieux qu'il chante et magnifie sa passion.
V75 " ...L'aimable et jeune
bergère
Pour qui, sous le fils de Cythère,
Je servis, engagé par mes premiers
serments"
nous rappelle les romans précieux avec leur code de fidélité et de soumission. Malgré
ces quelques conventions quelle belle ardeur juvénile! Juvénile?
Dès le vers 70, "Alors" annonçait la nostalgie
poignante où s'achève ma confidence: "Hélas quand reviendront....?
Faut-il....? Ah si mon coeur osait encore...! ne sentirai-je plus.....? Ai-je
passé...?"
Soupirs, questions, regrets vains, souhaits... La
Fontaine a dépassé la cinquantaine (la précision "jeune" du vers 75
est d'un barbon: elle serait trop évidente pour être notée par les autres).
Mais cet éternel amoureux qui n'a pas cessé d'être sensible à "tant d'objets
si doux et si charmants", souffre que son âge et sa condition,
V81 "Ah si mon coeur osait
encor se renflammer!
Ne sentirai-je plus de charme (=force magique) qui m'arrête?
aient rendu impossibles les belles amours d'antan."
*Qui peut rester insensible à ce
cri d'angoisse et de chagrin
V83 "Ai-je passé le temps d'aimer?" de celui qui affirmait:
"Plus d'amour, partant, plus
de joie" Cf. Les Animaux Malades de la Peste.
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