C'est cette première voie que je suivrai ce matin. Mais si on
réfléchit sur le corps vivant, on voit qu'une autre voie est possible. Elle consisterait
à partir de la vie et à montrer comment, dans la vie, prend naissance un corps, comment
dans la vie qui est celle de Dieu est engendré quelque chose comme un corps vivant, tel
que le nôtre, ce corps qui sent, qui agit, qui souffre et avec lequel il semble que notre
vie même se confond. C'est cette seconde voie plus difficile, et guère pratiquée à ma
connaissance, que j'essaierai de suivre ce soir.
Donc, ce matin, nous partons de l'expérience
ordinaire du corps, des corps qui peuplent l'univers et du nôtre qui est, lui aussi, un
corps dans ce monde. Notre accès à ce corps tient à ceci qu'il se montre à nous, qu'il
se donne à nous. Il se montre à nous dans le monde. Pour le dire d'un mot, c'est un
corps sensible, quelque chose qui est vu, entendu, que je peux toucher, sentir. Quelque
chose qui est donc pourvu de qualités sensibles, sonores, odorantes, quelque chose qui
est froid ou qui est chaud, qui est dur ou qui est mou, qui est rugueux ou qui est lisse
et enfin qui est beau, qui est laid, comme sont les choses du monde en général. Il est
étrange pour nous d'être par notre corps semblable à n'importe laquelle de ces choses
du monde.
C'est cette expérience du corps, cette idée du corps propre à
l'expérience commune, qui a servi de fondement aux philosophies du corps ou aux théories
du corps qui relèvent donc toutes de notre accès au monde tel qu'il s'opère dans la
sensibilité et par elle.
Cette description ou cette interprétation du
corps va être brisée au début du XVIIe siècle. La désagrégation de la conception
traditionnelle du corps est à l'origine de la modernité, c'est-à-dire du monde auquel
nous appartenons. Nous sommes les enfants d'un monde qui diffère de ceux qui l'avaient
précédé, en ce sens qu'il a été ouvert par une décision intellectuelle. Et cette
décision intellectuelle dont nous sommes tous les descendants, que nous le sachions ou
non, que nous le voulions ou non, a été prise par Galilée. Cet événement décisif
s'est produit lorsque, dans les toutes premières années du XVIIe siècle, Galilée a
déclaré que ce corps que nous prenions pour le corps réel, ce corps qu'on peut voir,
qu'on peut toucher, qui a des couleurs, des odeurs, des qualités tactiles, etc., n'est
qu'une illusion et que l'univers réel n'est pas constitué de corps de ce genre, de corps
sensibles, que notre accès à cet univers réel ne peut pas être, ne peut plus
être une connaissance sensible. En vérité, l'univers réel auquel appartiennent les
corps est constitué d'objets matériels étendus qui, par conséquent, présentent
certaines figures et certaines formes. C'est ce corps matériel étendu, pourvu de formes
et de figures, qu'il s'agit de connaître. Et la connaissance qui convient à la saisie de
ces figures, c'est la connaissance géométrique. La connaissance sensible des corps
sensibles, connaissance qui varie d'un individu à l'autre et sur laquelle on ne peut
fonder aucune connaissance universelle c'est-à-dire scientifique, il faut substituer
cette connaissance rationnelle qui vaut pour tout esprit et qui est la géométrie. C'est
ce qu'a fait Galilée.
Quant aux qualités sensibles qui font que ces corps se présentent à
nous comme colorés, sonores, odorants, chauds, durs, etc., ce sont des apparences qui
tiennent à l'organisation biologique des animaux particuliers que nous sommes. On sait
par exemple que certains animaux n'entendent pas les mêmes sons que nous. Il y a donc un
univers d'apparences sensibles qui tient à l'organisation contingente de nos organismes.
Il faut substituer à cette série d'apparences naïves la connaissance géométrique des
corps matériels, la seule vraie. Il n'y a pas de science de la sensibilité. L'univers,
dit Galilée, est un grand Livre. Ce livre est écrit dans une certaine langue dont les
caractères sont des cercles, des triangles et autres figures géométriques. Seul celui
qui connaît cette langue peut connaître et comprendre l'univers qui est le nôtre.
La décision galiléenne est ce que j'appelle
l'acte proto-fondateur de la modernité. Il a établi des façons de penser auxquelles
nous croyons tous aujourd'hui sans aucun recul, sans aucun esprit critique. Très rares
sont ceux qui mettent en doute de telles propositions. Ces idées avaient commencé de se
répandre très vite dans les vingt premières années du xviie siècle. Elles sont
reprises notamment par un philosophe immense, Descartes qui, dans l'analyse du morceau de
cire de la Deuxième Méditation, avance une définition du corps dont les termes
sont empruntés à Galilée, même s'il ne le cite pas. Le corps pour Descartes est res
extensa, c'est une chose étendue qui a des propriétés géométriques. Ce que
Descartes ajoute à la physique galiléenne résulte du fait qu'il est capable de donner
une formulation mathématique à ces propriétés géométriques, avec le système des
abscisses et des ordonnées. C'est alors que la science moderne est véritablement
créée, science qui n'est autre que la connaissance géométrico-mathématique de
l'univers objectif réel, réel en tant que corrélat d'une telle connaissance. Ce qu'il y
a d'étonnant, c'est qu'au moment où ces idées vont façonner la modernité et fonder la
science nouvelle, Descartes, qui joue un rôle considérable dans cette fondation, ouvre
d'autres perspectives, plus décisives encore, même si elles demeurent aujourd'hui
largement incompréhensibles et inexploitées.
Galilée opère ce qu'on appelle en phénoménologie une réduction,
c'est-à-dire qu'il réduit le monde à ces corps matériels réels étendus dont la
science physico-mathématique fait son nouvel objet. Quant aux qualités sensibles, à la
sensibilité, aux apparences subjectives en général, à la subjectivité donc et à ce
que j'appellerai la vie, la subjectivité vivante, il les met hors du champ de recherche
de la science qu'il vient de fonder et à laquelle la modernité va réduire le savoir
véritable.
Descartes, au contraire, opère une contre-réduction. Tout en suivant
Galilée dans son oeuvre de fondation de la nouvelle science de l'univers matériel, il ne
tient pas pour autant les apparences subjectives, les sensations, les impressions, les
désirs, les émotions, la sensibilité, l'affectivité, la subjectivité en général
pour des illusions. Que peut bien signifier d'ailleurs tenir une douleur, une crainte, une
angoisse pour une illusion ? Cette douleur, cette souffrance, ne l'éprouvons-nous
pas et, en tant que nous l'éprouvons, n'est-elle pas bien réelle une réalité
qu'il n'est pas possible de contester et qui, à ce titre, est plus certaine que celle du
monde une réalité incontestable. Telle est l'extraordinaire contre-réduction
accomplie par Descartes. Tout ce que Galilée avait écarté de sa connaissance
rationnelle du monde extérieur objectif, Descartes le recueille pour en faire ce qu'il
appelle des cogitationes, des modalités de l'âme. Ce sont ces modalités de
l'âme qui sont plus essentielles, plus certaines que la réalité des corps qui composent
l'univers et qu'étudie la science.
C'est ce qu'établit Descartes dans l'ensemble
des textes qui définissent le cogito et notamment à l'article 24 des Passions
de l'âme. Supposons que je rêve. La supposition du rêve est celle de la
non-existence du monde l'hypothèse que ce monde que nous tenons habituellement
pour certain et qui est le monde de la science est douteux. Si je rêve, en
effet, rien de ce que je vois dans ce rêve n'existe. Le monde tout entier n'est
peut-être qu'un rêve. Mais si, toujours dans ce rêve, j'éprouve une crainte, une
frayeur, cette frayeur, bien qu'il s'agisse d'un rêve, existe. Non seulement elle
existe, mais elle existe telle que je l'éprouve, absolument, incontestablement. Ainsi, la
vie subjective est-elle une sphère de certitude absolue, indépendante de la vérité du
monde et de la science, puisqu'elle existe quand bien même il n'y aurait plus de
monde.
Le corps, me direz-vous. Eh bien, le corps est en question aussi
longtemps que nous croyons qu'il appartient au monde et tient sa certitude de celle du
monde. Car si le monde est douteux, le corps l'est aussi. Or, il est très remarquable
que, chez Descartes, le corps ne tient pas sa certitude du monde mais seulement de la
perception que j'en ai. C'est parce que ma perception du corps, de ce corps que
Descartes comprend à la suite de Galilée comme res extensa est
certaine que le corps lui-même pourra être posé comme certain. Loin que la vérité du
corps écarte celle de la subjectivité, c'est au contraire la certitude absolue de la
subjectivité, de la perception subjective du corps, en tant que cogitatio certaine,
qui sera susceptible d'établir celle de l'univers et de la science de cet univers. Ainsi
le renversement de la perspective qui sera celle de la science moderne est-il complet.
On trouve cependant chez Descartes, en ce qui
concerne le corps, des intuitions plus radicales encore, même si elles n'ont pas été
développées par lui. On sait que la pensée tout à fait insolite qui se fait jour dans
ses Méditations n'a guère été comprise par les contemporains. D'où ces
Objections adressées par des contradicteurs illustres et dont l'une donne à
Descartes l'occasion de formuler sur le corps une thèse proprement inouïe. Gassendi qui lui demande pourquoi au lieu de dire
je pense donc je suis , il ne dit
pas tout aussi bien et avec le même droit je me promène donc je suis , Descartes
répond de façon tout à fait imprévue que cette dernière proposition est correcte à
condition d'entendre par marche la conscience subjective que j'ai de marcher, laquelle est
une cogitatio (nisi quatenus ambulandi conscientia cogitatio est). Ainsi y a-t-il une expérience subjective de la marche, c'est-à-dire du corps
originaire dont la marche est une activité. Ainsi se trouve formulée pour la première
fois dans l'histoire de la pensée humaine, de façon implicite sans doute et pourtant
incontestable, la théorie radicale du corps subjectif. Il existe donc un corps qui n'est
pas celui qu'on voit dans le monde, un corps originaire, invisible, qui s'identifie avec
ce que je suis, qui marche, qui frappe, qui accomplit toutes les actions qui sont les
miennes, qui appartient non au domaine de l'univers mais à celui de la cogitatio. Descartes
n'a pas développé ce point. Je ne le développerai pas non plus, parce que quelqu'un va
s'en charger à ma place, dont je vais parler.
Je laisse de côté Descartes, non pas de façon gratuite, mais pour
cette raison que, de façon paradoxale, le cogito de Descartes n'a pas eu de succession
sur le plan philosophique. Pourtant, au début du XXe siècle, une situation cruciale va
se produire, qui n'est pas sans rappeler celle de Descartes à l'égard de Galilée.
Remarquable est le fait que c'est de nouveau Galilée et la fondation de la science
moderne qui sont en question, mais cette fois le questionneur c'est Husserl l'un
des rares grands philosophes à avoir repris la problématique radicale des Méditations.
Ce que Husserl reproche à l'univers galiléen de la science moderne, c'est de se
poser comme un absolu un univers qui serait vrai en soi, en quelque sorte, et ne
tiendrait sa vérité que de lui-même. Or, il suffit de réfléchir sur l'analyse de cet
univers que donne Galilée pour reconnaître que cette prétention est vaine. Cet univers,
nous dit-il, est un livre écrit dans une langue dont les caractères sont des figures
géométriques. Or, aucunes de ces figures n'existent dans le monde réel. Dans le monde
réel, il n'y a ni cercles, ni triangles, ni carrés, mais seulement des ronds et autres
apparitions sensibles du même genre. Quelque chose comme un cercle est une entité
idéale créée par un acte de l'esprit. L'ensemble des figures géométriques et, de la
même façon, leur formulation mathématique impliquent des prestations de la conscience
transcendantale sans lesquelles elles ne seraient pas. Ces idéalités géométriques
peuvent bien être construites à partir du monde matériel, et cela dans des actes
d'idéation qui relèvent d'une analyse spécifique, en elles-mêmes elles
n'appartiennent pas à ce monde et ne peuvent le définir. Le monde matériel réel à
partir duquel sont constituées les idéalités géométriques est le monde sensible. Loin
de pouvoir faire l'économie de ce monde et de le mettre entre parenthèses,
l'édification de la science galiléenne le présuppose et y renvoie.
Non seulement les idéalités de la science
galiléenne renvoient au monde sensible à partir duquel elles sont construites, mais
elles n'ont de sens que par rapport à lui. C'est leur référence au monde sensible,
comme principes explicatifs de ce monde, qui justifie l'ensemble des théories
scientifiques galiléennes, par exemple la théorie de la lumière. Ces théories sont
toujours en dernier ressort des théories de ce monde et de leurs phénomènes sensibles,
elles trouvent en ceux-ci leur ultime raison d'être.
Il faut donc en revenir au monde sensible et, par conséquent,
s'interroger sur le corps sensible que nous avions pris comme point de départ de notre
analyse du corps et dont on ne peut en effet se débarrasser si aisément. Ce monde
sensible, qui sert de sol au monde scientifique, c'est celui dans lequel vivent les hommes
ce monde que Husserl appelle justement le monde-de-la-vie (Lebenswelt). C'est
le monde où l'eau est douce, où il est agréable d'aller se baigner, ou de regarder le
bleu du ciel, d'écouter le vent. Si nous imaginons un monde d'où les qualités sensibles
auraient disparu, un monde de particules, alors il faut dire qu'un tel monde est
invivable. Dans un tel monde, le baiser qu'échangent les amants d'où est évacué
tout ce qui est de l'ordre du désir, de l'émotion, de la sensation se réduit à
un bombardement de particules. Tout cela n'est pas seulement abstrait mais proprement
privé de sens.
Dans le monde sensible il y a donc le corps
sensible. Celui-ci présente une profonde ambiguïté. D'une part le corps sensible
désigne le corps senti, un corps qui est vu, qui rend un son si on le frappe, qui a une
douce odeur de miel, comme dit Descartes dans la Deuxième Méditation à propos de
son morceau de cire. Mais, et c'est là le paralogisme de toutes les théories
qui s'en tiennent à ce corps-objet sensible du monde, ce corps senti en
présuppose un autre qui est le corps qui le sent, qui le touche, qui l'entend et qui le
voit. On est donc renvoyé d'un corps objet, si je puis dire, à un corps sujet, à un
corps qui est pourvu de ces pouvoirs fondamentaux de voir, de toucher et d'entendre, de se
mouvoir, etc. Par conséquent, on est renvoyé de la question du corps senti à la
question d'un corps sentant d'un corps donné à un corps donnant non plus
le corps donné dans le monde mais le corps qui donne ce monde et ces corps dans le monde
et son propre corps comme objet sensible. Ce corps donnant, c'est le corps originel et
fondamental et c'est de lui qu'il faut faire d'abord la théorie.
Effectivement, la philosophie moderne a découvert cette idée d'un
corps subjectif qui n'est pas objet d'expérience mais pouvoir, principe d'expérience.
Avant donc d'être un corps-objet qu'on peut voir, toucher, sentir, nous sommes cette
capacité originaire de voir, de toucher, de prendre, etc. Il s'agit de faire une analyse
de ce corps fondamental puisque c'est lui qui connaît l'autre. S'il n'y avait pas ce
corps connaissant, il n'y aurait pas de corps connu, ni le mien, ni ceux de l'univers.
La phénoménologie moderne a contribué à la découverte de ce corps
subjectif qui est à l'origine de l'expérience, mais elle a limité son investigation à
la relation de ce corps sentant à ce qu'il sent. Certes, ce n'est pas rien de dire que,
à l'origine de notre expérience, il n'y a pas le sujet transcendantal de Kant mais un
sujet qui est un corps, un sujet incarné, comme le fait Merleau-Ponty. En effet, le monde
auquel nous avons accès, dans lequel nous vivons, est bien différent selon que c'est un
monde connu par l'entendement, comme le croyait Galilée, ou ce monde de la vie qui est
connu avec notre toucher, avec notre vue, avec notre odorat, etc. La relation du corps
sentant au corps senti est certainement un problème essentiel. Seulement, ce qu'il faut
bien voir, c'est que la phénoménologie moderne l'a résolu avec ses moyens propres, à
l'intérieur de présuppositions qui n'ont jamais été remises en question. Pour le dire
d'un mot, cette relation du sentir au senti est comprise comme une relation
intentionnelle. Le corps, qui est le vrai sujet de la connaissance, connaît les corps en
se rapportant intentionnellement à eux. La conscience est le lieu de ce dépassement
fondamental par lequel elle se jette toujours hors d'elle vers un monde, vers des corps et
vers le sien. Si on garde le mot de subjectivité, il faut dire que la phénoménologie
moderne interprète notre corps subjectif comme un corps intentionnel, et cela parce
qu'elle a déjà interprété la subjectivité comme une subjectivité intentionnelle.
Pour tous les phénoménologues ayant pignon sur rue et connus, c'est ça la conscience,
ce mouvement par lequel je suis jeté dans le dehors d'un monde. C'est par cette espèce
de transcendance, comme dit Heidegger, par ce dépassement que l'expérience est possible.
La conscience a une expérience parce qu'elle peut se dépasser vers tout ce qui se
montrera à elle dans ce dépassement et par lui.
Dès lors, du point de vue du corps et parce que
la question du corps est liée à des questions philosophiques fondamentales, le corps
subjectif qui doit sentir le corps senti, qui doit entendre le bruit, qui doit voir la
couleur, ce corps est essentiellement un corps intentionnel. Il est ici évident
que le corps originaire est analysé uniquement dans sa capacité d'ouvrir une expérience
comme expérience de quelque chose d'extérieur à lui. Je sens ce qui est senti, je vois
ce qui est vu, j'entends ce qui est entendu, de telle façon que ce qui est vu, ce qui est
entendu, ce qui est touché, est toujours situé dans une sorte d'espace hors de moi, dans
une sorte de monde au sens originaire où monde désigne cet horizon transcendant de
visibilité où tout se montre comme autre que moi, comme extérieur à moi.
Dans ces descriptions souvent remarquables, quelque chose est passé
sous silence. En général, ce qui est passé sous silence dans une théorie, c'est le
plus essentiel. Ce qui est passé sous silence, dans le cas qui nous occupe, c'est la
relation du corps sentant, du corps qui est au principe de l'expérience, non point à ce
qu'il sent ou connaît, mais c'est la relation de ce corps sentant et connaissant à
lui-même. Comment ce corps qui est sujet, comment ce corps qui va appréhender un monde
sensible et son propre corps comme objet sensible, comment se rapporte-t-il à lui-même
en tant que sentant, en tant que connaissant ?
C'est une question fondamentale. Elle a été posée avant la
phénoménologie par un philosophe de génie qui s'appelle Maine de Biran. Dans quelles
conditions Maine de Biran a-t-il fait cette découverte extraordinaire ? Il convient
de se reporter au contexte des théories du corps à son époque. La plus importante est
celle de Condillac. Sur le corps, Condillac avait une conception très originale parce
que, au lieu de se poser le problème du corps comme Galilée, comment
connaissons-nous les corps de l'univers, il s'interroge non pas sur la connaissance
des autres corps, mais sur celle de son corps propre. Moi aussi, j'ai un corps. Est-ce que
je connais mon corps comme je connais cette table, ce verre ? Bien des observations
devraient être faites à ce sujet. S'il s'agit d'un corps quelconque, je peux m'éloigner
de lui, je peux le regarder sous toutes ses faces. Mon corps ne se présente pas tout à
fait de cette façon. Je ne peux pas le quitter, je ne le vois pas de dos. En bref, je
suis dans mon corps alors que, en ce qui concerne les autres corps, je suis hors d'eux.
Être hors de son propre corps, il y a des gens qui font cette expérience-là, qui
perçoivent leur corps à trois mètres derrière eux, mais en général, ils sont
soignés dans un hôpital spécialisé. Ce sont des cas qu'on appelle pathologiques. Même
dans ces cas d'ailleurs, c'est dans la représentation du malade, non en réalité
que celui-ci se trouve hors de son corps propre. D'une manière générale, nous n'avons
pas la possibilité de donner congé à notre corps et de nous installer hors de lui.
Pourquoi ? En vertu de quel lien étrange ? C'est à cette question notamment
que répond la théorie de Maine de Biran. Reportons-nous à son contexte historique.
Condillac se propose de comprendre comment il
connaît son propre corps avant de savoir comment il connaît les autres. Condillac se
représente l'homme comme un milieu de sensations pures, d'impressions. Je suis, dit-il en
une proposition fameuse, odeur de rose. L'homme est une sorte de lieu où des
sensations sont senties. Mais ces impressions pures comprises dans leur pureté n'ont pas
la capacité de désigner un réel derrière elles, de s'insérer dans ce réel. Et
pourtant, dans notre expérience, elles sont référées à des parties précises du
corps, et c'est ce que Condillac entreprend d'expliquer. Selon lui, nous avons un organe
qui nous permet d'atteindre le réel à travers et au-delà de ces sensations pures et
ainsi de situer ces sensations dans ce réel. Cet organe, c'est la main qui nous donne la
sensation de solidité. En se déplaçant sur les différentes parties du corps, la main
permet de déterminer et de localiser ces différentes parties.
En présence de cette théorie, Maine de
Biran, dans un texte de 1804
intitulé Mémoire sur la décomposition de la pensée, pose deux questions
fondamentales. Comment cet instrument qu'est la main qui, en se déplaçant sur notre
propre corps, permet d'en connaître les différentes parties, comment cet
instrument est-il connu lui-même d'abord? Car c'est cette connaissance primitive de
la main elle-même (et non de ce qu'elle touche) qui me permet de la mouvoir. D'où la
seconde question, non moins essentielle.
Les deux questions fondamentales posées par
Maine de Biran vont le contraindre à édifier ce qu'on appellera plus tard une
phénoménologie. Avec Maine de Biran, il s'agit toutefois d'une phénoménologie
radicale, infiniment plus profonde que ce qui sera la phénoménologie historique et dont
il faut bien voir ce qui la différencie de cette dernière. Or, c'est précisément à
propos du corps, du corps propre, que Maine de Biran a fait cette découverte décisive.
Dès maintenant, nous pouvons apercevoir son originalité, à première vue
déconcertante. Elle tient à ceci que, pour lui, la façon dont la main se connaît
elle-même en tant que main se mouvant, se déployant le long du corps, n'a rien à voir
avec la façon dont elle connaît ce corps le long duquel elle se déplace. La main
connaît c'est-à-dire touche, saisit, appréhende les parties du corps en
tant que corps touché, senti, appréhendé, en tant que corps transcendant, objectif,
appartenant au monde. C'est ce corps que l'oeil voit, que l'oreille entend, dont l'odorat
perçoit l'odeur : corps extérieur appartenant au monde. Le rapport de la main (ou
de l'oeil, de l'oreille) à ce corps qu'elle connaît est un rapport intentionnel
et c'est la raison pour laquelle ce qu'atteint cette intentionnalité est transcendant,
extérieur par rapport à elle.
Au contraire, la relation de connaissance dans laquelle la main se
connaît originellement elle-même de façon à pouvoir agir, se mouvoir, se déplacer et
toucher, cette relation est une relation non-intentionnelle, c'est une épreuve
immédiate de soi dans laquelle la main coïncide avec soi de façon à pouvoir déployer
sa force, à pouvoir agir. C'est l'élaboration de cette épreuve immédiate dans laquelle
la main est donnée à elle-même et se connaît elle-même en tant que main se mouvant et
touchant qui a conduit Maine de Biran à construire cette phénoménologie absolument
différente de ce que nous désignons aujourd'hui sous ce nom et que j'appelle la
phénoménologie historique. Faisons un bref retour à celle-ci.
La phénoménologie historique, fondée par Husserl, ne se
définit pas par sa méthode mais par son objet. L'objet de la phénoménologie diffère
de celui des sciences en ceci qu'il n'est pas constitué par les choses, mais par la
façon dont elles se montrent à nous, dont elles se donnent à nous. L'objet de la
phénoménologie, c'est le comment de la manifestation, de la monstration, de la
donation des choses. Or, à ce problème, la phénoménologie classique apporte une seule
et même réponse, en dépit de la diversité des systèmes conceptuels dans lesquels
cette réponse s'exprime. Cette réponse, c'est que les choses se donnent à nous
dans
un monde, dans cet horizon de visibilité où se montrent à nous toutes les choses en
devenant phénomènes pour nous. Cet horizon est un horizon extatique, pour le dire
avec Heidegger, c'est un primitif, un milieu d'extériorité pure, un milieu de
transcendance où, pour le dire cette fois avec Husserl, l'intentionnalité se dépasse
vers tout ce qu'elle atteint et nous donne à voir de cette façon, en tant que corrélat
intentionnel, en tant qu'objet transcendant.
La profondeur sans limite de la théorie
biranienne du corps consiste dans l'affirmation que la main qui parcourt les différentes
parties du corps-objet n'est pas donnée à elle-même de cette façon, dans ce creux
d'extériorité qu'est le monde. Elle ne l'est pas et ne peut l'être car si elle était
donnée à elle-même de cette façon, comme un ob-jet, comment pourrait-elle se rejoindre
elle-même, rejoindre cet objet de façon à le mettre en mouvement? Ne faudrait-il
pas précisément qu'elle se meuve d'abord vers lui et soit capable de le faire?
Cette main-objet que je suis incapable de rejoindre, il convient donc
d'opposer un pouvoir primitif de préhension, qui est la main originelle, qui est un vécu
pur, une cogitatio. Comment ai-je accès à ce pouvoir de préhension,
comment puis-je m'identifier avec lui de manière à pouvoir, un avec lui, le mettre en
oeuvre, agir, prendre et saisir? Ce n'est précisément pas dans un acte intentionnel
qui n'aurait d'autre effet que de me séparer de lui à jamais. Ainsi y a-t-il un mode
originaire du rapport à soi originaire du corps originaire, une auto-révélation
de ce corps subjectif auto-révélation de la subjectivité absolue qui me permet
seule de coïncider avec elle et avec chacun de ses pouvoirs. Cette auto-révélation du
corps originaire, qui le met en possession de lui-même et de chacun de ses pouvoirs, et
qui lui permet seul d'agir et de faire tout ce qu'il fait, c'est ce que j'appelle la
corporéité originaire.
L'essence de cette corporéité originaire, c'est la vie. Ce soir, nous
essaierons de nous engager sur cette voie plus difficile qui cherche à comprendre ce
qu'est la vie, ce qu'est cette corporéité originaire, ce qu'est le corps vivant.
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par Michel Henry
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