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Marivaux.
Le Jeu de l'Amour et du Hasard. (p.6)
Et qu'en pense
Marivaux?
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Le valet.
Au fond, si quelqu'un se moque,
ici, ce serait plutôt Arlequin, en caricaturant les belles manières
et en montrant leur manque de naturel! Bon vivant, et optimiste, il ne
s'embarrasse pas de subtilités de langage, on peut le trouver vulgaire, mais certainement
pas sot.
Son imitation de Dorante, dont il
explique avec indulgence la désinvolture à son égard: "Vos
petites manières sont un peu aisées, mais c'est la grande habitude qui fait
ça" , le tour qu'il lui joue en lui faisant croire qu'il a
conquis l'héritière, la malice avec laquelle il simule le dédain, pour parler
de la "chambrière" dont
son maître est amoureux, prouvent beaucoup d'observation et de finesse.
La jeune fille bien
née.
Silvia,
qui dès le premier coup d'oeil repousse ce prétendant déguisé avec une
aversion méprisante, représente la fine fleur de la bonne société,
elle en a les manières et les exigences. Nous avons déjà évoqué son immense
soulagement en comprenant qui est Dorante, il se justifiait tout à fait.
Mais ensuite, qu'aurait-on fait à
sa place?
Il me semble qu'une fille vraiment
éprise aurait révélé aussitôt sa véritable identité à son
amoureux pour ne pas le laisser en peine. Ce serait mal connaître la
demoiselle! Vous rappelez-vous que nous avions songé aux Précieuses de
Molière, en la voyant réagir au projet de mariage trop bien établi par son
père? Cathos et Madelon disaient au bonhomme Gorgibus qu'il fallait les laisser
vivre leur roman d'amour, et toutes ses palpitantes péripéties. Silvia,
sans l'avoir avoué aussi clairement, rêve
de la même façon.
-
Écoutez-la! Voici ce qu'elle dit en
étrennant son déguisement devant son frère: "Je
ne haïrais pas de lui plaire sous le personnage que je joue, je ne serais
pas fâchée de subjuguer sa raison, de l'étourdir un peu sur la distance
qu'il y aura de lui à moi. Si mes charmes font ce coup-là, ils me feront
plaisir".
Elle sera pleinement satisfaite: "un
coeur qui m'a choisie dans la condition où je suis..." Mais
elle va prolonger une cour qui la flatte en mettant Dorante à
l'épreuve, sous prétexte de vérifier la solidité de ses sentiments. Son
frère s'en étonne: "Tu espères qu'il ira
jusqu'à t'offrir sa main dans le déguisement où te voilà?" La
jeune fille ne doute de rien:
- Il pense qu'il
chagrinera son père en m'épousant. Il croit trahir sa fortune... Je serai
charmée de triompher... Je veux un combat entre l'amour et la raison.
- Quelle
insatiable vanité d'amour-propre!" s'exclame son père,
scandalisé.
Le vocabulaire: "mes
bontés... mes charmes... subjuguer... triompher... combat...
mon captif..." va de pair avec cette mentalité
coquette et dominatrice.
Par gloriole, elle met en péril son
bonheur dans un quitte ou double, car, dans ce jeu, Dorante est à deux
doigts de renoncer à elle: "S'il
part, je ne l'aime plus, je ne l'épouserai jamais".
Pour mieux se faire valoir, elle joue la
comédie de la noblesse d'âme: "Je
me ferais un scrupule de vous dire que je vous aime... L'aveu de mes sentiments
pourrait exposer votre raison... Ne faut-il pas être bien généreuse pour vous
dissimuler..."
"Enfin,
j'en suis venue à bout", s'écrie-t-elle quand Dorante
renonce par amour pour elle à un mariage selon son rang. Est-ce un cri de
tendresse, ou un cri de triomphe?
Silvia est sans doute fort séduisante,
ses délicatesses sont exquises, mais son jeu, d'abord innocent et
seulement destiné à lui permettre d'observer sans être vue, dévoile un
caractère égocentrique à l'extrême, il devient odieux, une
fois connue l'identité de Dorante. Autant de prétention ne peut être
appréciée que dans une société très peu ouverte. Marivaux, ici, ne
nous présente sûrement pas un idéal féminin.
Quelle différence avec Lisette!
Aussi féminines l'une que l'autre, toutes deux ont conscience de leur pouvoir
de séduction, mais autant Silvia est compliquée et difficile à satisfaire,
autant sa suivante est saine et
pleine de bon sens.
Mis à part son aveuglement bien
compréhensible sur Arlequin, elle a toujours un coup d'oeil juste. Elle
observe que le valet Bourguignon a une attitude déplacée pour sa situation:
"C'est un original, j'ai remarqué qu'il fait
l'homme de conséquence avec elle" , elle précise: "Il
la regarde et soupire". Aux questions de Monsieur Orgon sur
Silvia, elle fait cette réponse laconique mais significative: "Elle
rougit".
Lorsque elle-même espère réussir un
beau mariage, elle reste consciente de son état et elle s'assure auprès
de monsieur Orgon que la chose est admissible. Plus tard, loin de considérer
comme un désastre la perte de ses illusions, elle tire de l'affaire
un bilan positif. Moins gâtée que sa maîtresse, et donc plus réaliste,
elle ne commet pas la folie de s'entêter dans ses rêves.
Sans montrer ni docilité servile, ni
arrogance, elle peut répondre à Silvia, qui lui reproche son peu
d'empressement à lui obéir: "Pardi,
madame, je ne puis pas jouer deux rôles à la fois. Il faut que je paraisse ou
la maîtresse ou la suivante, que j'obéisse ou que j'ordonne".
*Voilà un modèle de jeune
fille! C'est Lisette, qui, dans cette
pièce retient la sympathie, et avec elle son joyeux Arlequin. Certes,
Dorante se comporte de façon parfaite, mais Silvia,
qui pourtant a la place d'honneur, se révèle une pimbêche.
Je serais donc portée à dire que les apparences
ici sont trompeuses et les valeurs inversées. Du reste, le mot de la fin est laissé
au valet, qui met tout le monde sur le même pied avec cette expression
allègrement populaire:
"Allons,
saute, marquis! "
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