Entre le petit dieu du soleil, orgie de
lintellect, et celui de la nuit, orgie des sens, il ny a pas antagonisme. Il y
a seulement et essentiellement agon, jeu ou tension, complémentarité ;
aucunement, pas plus que chez Nietzsche au reste, incompatibilité ni exclusion. La
Mort à Venise tire sa force, sa tension tragique interne, de la présence latente du
dionysiaque dans lapollinien, du frémissement, du gonflement progressif de
linquiétude dans la sécurité, du mystère dans la familiarité, du trouble dans
la confiance, de labîme du désir sans fond dans lascension de la volonté.
La mania platonicienne, à laquelle il est fait allusion dans ce Phèdre que
Thomas Mann évoque comme hymne à la beauté pure, est dionysiaque, elle aussi. Par un
côté, elle plonge dans le sensuel de livresse. Entre lesthétique et le
bachique ou lorgiaque, il ny a pas de différence de nature, mais de degré ou
dintensité. Dune ivresse à lautre, il ny a quun pas,
quune conversion, quun glissement.
« Ses
yeux embrassèrent la noble silhouette décrit la scène de Tadzio sur la plage
qui se dressait là-bas au bord de lazur, et avec un ravissement exalté, il
crut comprendre dans ce coup dil lessence du beau, la forme en tant que
pensée divine, lunique et pure perfection qui vit dans lesprit et dont une
image humaine était érigée là comme un clair et aimable symbole commandant
ladoration. Cétait livresse ». Ou, dans le même passage :
« Livresse de la mer et le soleil embrasé lui tissèrent une image
séduisante »
Portons-nous maintenant, pour la mettre en
regard, vers lautre ivresse, celle débridée et charnelle de Dionysos :
« Aux coups des timbales son cur retentissait, son cerveau tournait, il était
pris de fureur, daveuglement, une volupté lhébétait et de toute son âme il
désirait entrer dans la ronde de la divinité ». La présence de cette
ivresse toute sensuelle, sa fureur ou son aveuglement, travaille déjà par en-dessous
lapparence de lintellectualité, lépurement du désir, la maîtrise de
la conscience. Car létranger ou le dehors sont du même ordre que le confiant et le
familier ; seulement, ils ne sont pas, tout dabord, reconnus. Si la
contemplation simple de la beauté formelle est la voie daccès au spirituel, déjà
le dieu caché, « la divinité étrangère », uvre dans le corps
admirable, et cest bien lui qui tourmente le désir. La belle apparence est, par
excellence, le piège dionysiaque ; on néchappe pas à létranger,
cest le familier même qui le véhicule et le contient.
Le chapitre IV de La Mort à Venise
sachève sur une scène qui, elle aussi, joue le rôle davant-coureur, qui
rompt léquilibre antérieur de lesthète, la calme certitude rationaliste,
nous dirions le « sédentarisme » intellectuel dAschenbach, songeant à
ce qui va devenir son fatal entraînement à la suite de létranger, sa dérive
nomade...
La Mort à Venise dessine pour nous, du plus
haut et depuis le plus lointain, une constellation des figures de létranger. De
létranger et de létrange, les deux vocables et les deux sens étant
indissociables. Cette nouvelle à lallégorisme puissant les condense à la façon
des images trop pleines, bourrées de significations multiples comme celles du rêve. Par
quelque bout quon les prenne, tout vient avec, leur charge latente les fait rayonner
de tous côtés. Énumérons en quelques aspects ces points singuliers joignant, jalonnant
des lignes qui peuvent être aussi bien traitées pour utiliser encore un langage
deleuzien comme des « plis » que comme les « lignes de
fuite » du romancier.
Venise, létrangère par
excellence, la ville emblématique cosmopolite, dont la richesse est issue tout entière
du commerce maritime, plus tard du tourisme, cette forme abâtardie du cosmopolitisme
moderne.
Et, en dépit de cette étrangeté, en
vertu delle, ville en même temps familière, creuset et passage obligé de la
culture européenne, voire mondiale, ligne frontière entre le dépaysement absolu, la
« déterritorialisation » radicale dun universalisme abstrait et une
altérité conciliable avec un socius concret, composante du lien social. Ainsi
que, justement, peut lêtre, dans la ville, létranger qui rapproche le
lointain, ainsi que létait, en Grèce, le métèque, citoyen dune autre
cité, et non barbare absolument. Ainsi que, selon Georg Simmel, fonctionne
sociologiquement et historiquement létranger qui nest pas le « tout
autre », mais qui appartient à la cité selon les traits qui, en même temps
quils le définissent, la structurent, laniment intérieurement, la composent.
Les personnages : Gustave Aschenbach,
étranger à la manière dun touriste qui fréquente Venise en songeant à une sorte
de patrie culturelle, à un retour « reterritorialisant », à lorigine,
mais se trouve, avec Tadzio, en présence dune étrangeté inattendue, dune
langue étrangère qui va dérouter sa propre langue, ses habitudes, sa vie.
DAschenbach à Tadzio, ce qui se
passe entre eux, quil faudra bien nommer « amour », en une expression,
écrit Mann, « impossible en ce cas, absurde, abjecte, ridicule, sainte malgré tout
et vénérable même ainsi », un amour inavouable et inavoué, en partie
du moins, du vieil artiste pour lenfant. Amour rendu dautant plus impossible
et étrange que les deux « partenaires » resteront à jamais étrangers
lun à lautre, distants lun de lautre, sans que jamais aucune
parole soit échangée, aucune communication établie, autre quun jeu
lui-même interprété unilatéralement par Aschenbach , un regard, un sourire.
En cet amour, en ce désir, se produit un
redoublement de létrangeté de Venise qui ne fonctionne plus comme simple cadre.
Elle entre en redondance avec lintime étrangeté quAschenbach éprouve en
lui-même, qui le divise et lattire vers un inconnu en lequel pourtant, au plus
profond de soi, il se reconnaît. Une étrangeté vers laquelle tout conduit, le pôle ou
le point révélateur de cette altérité absolue et divine qui prend le nom de
Dionysos. Cest lui qui frappe tout de son empreinte. La Mort à Venise se
passe, ne prend sens, que sous lemblématique de celui dont lépithète est
« la divinité étrangère ».
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