De même que dans toute allégorie baroque, selon
les belles analyses de Walter Benjamin, la tête de mort, le crâne vide et son rire
éternel, accompagnent dans la modernité la résurgence des mythes anciens. Dionysos mis
à mort une nouvelle fois ne vit plus que dans lallégorèse de son rêve utopique.
Quindique finalement choisir Dionysos comme
figure de létranger ? Cest précisément, les yeux fixés sur une
structure commune, chercher du côté de cette utopie, moins combler une absence que
découvrir, approfondir, celle que les sociétés contemporaines ont instaurée et
cultivée avec létranger sous toutes ses formes. Si cette absence nest pas
toute marquée du signe de la mort, il lui fait défaut en tout cas la dimension du désir
et celle du sacré.
Rétablir la divinité étrangère dans la
constellation de létranger à titre de sommet, de point singulier ou organisateur,
cest alors compenser, ne serait-ce même quutopiquement, ce manque. Mieux,
cest offrir à ce manque une issue utopique...
On se référera utilement à lexposition
et au commentaire de ce texte par Pascal Amphoux et André Ducret dans
« Létranger de Simmel, figure de luvre » Le
caractère de mobilité est illustré par le marchand, premier étranger dans le temps et
en importance socio-historique ; celui de lobjectivité lest par le juge,
à lexemple de ces juges dautres cités auxquels certaines villes italiennes
faisaient appel pour éviter les intérêts partisans. Un caractère qui confère
dailleurs à la présence de tout étranger résidant une fonction
dobservation critique relativement aux habitudes et aux préjugés. Le point de vue
de létranger est toujours plus libre que celui de lindigène. Le troisième
point, la généralité, assure la relation avec létranger à partir, non de liens
organiques, mais de traits communs, à la limite partagés avec lhumanité
entière ; de là une froideur dans les relations interpersonnelles, alors que
létranger, rejeté dans son groupe, se trouve rangé dans la catégorie de
« lindifférenciation ».
Voyant dans « le Juif »
lillustration dune telle généralité indifférenciante, les auteurs de
larticle cité commentent : « Cela ne veut pas dire que tous les
étrangers sont semblables, mais bien quon les perçoit comme tels. On distingue
toutes les relations particulières à lintérieur dun groupe, on ne les
distingue plus à lextérieur. On ne peut voir "au-delà" : la ville
est froide et indéterminée pour le voyageur qui sarrête une heure dans une gare
de province ; et les traits du visage dun Noir sont, pour lEuropéen,
indiscernables de ceux du visage dun autre Noir. Nous voyons des étrangers partout
dès que nous ne voyons plus les individus, [ou lorsquil] y a prépondérance des
similitudes générales sur la relation particulière ».
Simmel lui-même exemplifie sa démonstration
relativement à cette relation de généralité par la dégradation des relations
amoureuses : « La désaffection intervient [...] au moment où ce sentiment
dunicité disparaît de la relation : un certain scepticisme relatif à sa
valeur en soi et pour nous se relie à lidée que, finalement, cest un destin
humain général qui saccomplit, une expérience mille fois vécue et que, si le
hasard ne nous avait pas fait rencontrer cette personne, une autre aurait eu pour nous la
même importance ». Ambiguïté et paradoxe de létrangeté qui
traverse lunicité de lamour et de la rencontre lorsquelle les réduit
à la banalité, à labstraction dun destin commun.
Mais on peut inverser le paradoxe, le rendre
productif, faire que létrangeté soit lunique, lunique rencontre, que
par elle seule, par létranger et à létranger lunicité se produise.
Ajouter aux critères ou catégories de Simmel, à son contour, la marque de Dionysos, du
dieu qui ne patronne ni le commerçant ni le juge, ni rien de ce qui ressemble à une
institutionnalisation citadine, mais qui préside au nomadisme et au désir. Sa figure ne
tend plus vers celle, unifiée, de la personne civique et morale; elle est celle de
létrange, du multiple et de ses incarnations. Elle nenferme pas
létranger dans la généralité, mais lui confère la plus haute singularité. À
vrai dire, il ne sagit pas dajouter sociologiquement aux catégories de
Simmel, mais de déplacer le plan, de faire surgir dailleurs le sens...
Dionysos est le dérangeant qui, sans cesse, dune certaine manière,
répugne à lintégration civique, et est donc rendu responsable de troubler
lordre. Simmel, certes, mentionne dans ses catégories ce risque qui affecte
« lobjectivité » de létranger : « Depuis toujours,
dans les soulèvements de toutes sortes, le parti attaqué a dénoncé les provocations
extérieures, du fait démissaires et dagitateurs étrangers », tout en
attribuant ce « danger » à une « exagération du rôle spécifique de
létranger ».
Cet ennemi de lintérieur est, sans doute,
« létranger », mais selon une acception élargie, très spécifiquement
associée à la spécificité de Dionysos et de son désordre intrinsèque. Ce nest
pas tant une « intervention étrangère » au sens géographique que Rome
redoute, alors quelle est en passe de conquérir le bassin méditerranéen, que la
corrosion interne des structures traditionnelles de la République. Contre Dionysos, il
sagit de défendre, de restaurer lordre moral.
Nous aurions donc affaire à deux types de
« danger » de létranger, et de répression y attenant : celui
concernant le pur extérieur local et celui visant une étrangeté venue du dedans. Les
deux, au reste, sont-ils dissociables ? ...
Est-il encore, pour nous, dautre société
possible que celle de contrôle, de surveillance et de punition ? De nouveau,
linvocation à Dionysos peut nous lapprendre. Et jen prendrai, pour
être bref, un ultime appui sur Jean-Pierre Vernant dans ses conclusions au colloque de
Rome, déjà mentionné, sur « Lassociation dionysiaque dans les sociétés
anciennes ». Cette fois, et dans une intention très affirmative, cest de la
reconnaissance de Dionysos quil sagit. Il nest pas, rappelle Vernant,
« à côté » de la cité grecque ancienne, mais bien en elle, tout en restant
étranger et autre. Seulement sa fonction est, dit-il, « dinstaller
lAutre, avec tous les honneurs, au centre du dispositif social ».
Dionysos échappe ainsi à cette dirimante logique contemporaine de lexclusion qui
interdit à laltérité de sinstaller au-dedans. Quil sagisse des
nationalités, des croyances, des coutumes, ou de plus intimes choix affectifs ne
concernant que le singulier. En Dionysos, ce qui avant tout nous intéresse et dessine
utopiquement la figure de létranger dans le social cest, reprenons les termes
mêmes de Vernant, « la voie dune évasion vers une déconcertante
étrangeté, sur cette terre et dans le cadre même de la cité ». Ou encore,
précise le même auteur, « une forme de socialité différente de celle
quimposait le cadre familial ou civique, plus souple, gratuite, intime », une sunousía,
une homilia (ou assemblée) de forme originale, une « socialité
sélective ».
Celle dont rêvait Aschenbach, mais que
« la divinité étrangère » na pu lui offrir.
René Schérer
-Professeur émérite de Philosophie -Université Paris VIII
Retour à la page d'accueil de MARE NOSTRUM
Aller à la page d'accueil de philagora
Avec l'autorisation de
Prétentaine
|