Il y a, vers la fin de La Mort à Venise
de Thomas Mann (dernier chapitre, VI), dans ce livre lumineux, incandescent, dans ce livre
à la fois éblouissant et sombre, une page encore plus ténébreuse et toute parcourue de
traits de lumière, de fulgurations. Elle fait irradier ses éclairs sur lensemble
de luvre, en même temps quelle puise en celle-ci sa charge profonde,
ses retentissements proches et lointains.
Cette page rapporte un rêve. Cest-à-dire,
en une inspiration très freudianisante, une formation du désir; et dun désir,
chose éminemment intéressante pour notre propos ici, en relation avec lirruption
de létrange et de létranger, dun étranger à la fois inquiétant et
familier ; en langage freudien, on dirait, dune « inquiétante
étrangeté », das Unheimliche.
Ce rêve est introduit par Thomas Mann de façon
quasiment clinique : « Cela commença par de langoisse, de
langoisse et de la volupté, et, mêlée à lhorreur, une curiosité de ce qui
viendrait ensuite... ». Ce rêve intervient après que Gustav Aschenbach a
eu connaissance de lépidémie de choléra qui sévit à Venise, à la fois
manifeste et tenue secrète. Il commence par un bruit lointain, un vacarme confus, une
rumeur grandissante ; par lannonce dun flot qui va déferler sur le
dormeur en proie à la terreur nocturne. Bientôt il sera submergé par le cortège
grondant des faunes, égypans, satyres, ménades aux thyrses brandis, aux tambourins
agités : la troupe en délire de Bromisos le grondant, de Dionysos le grand
Bacchant, sans quil soit jamais directement nommé tel, mais aisément
reconnaissable dès le début à son cortège, à lemblème obscène du Phallus
géant qui laccompagne et le représente. Une seule expression suffit à le
désigner : « La divinité étrangère ». Une ellipse qui dit tout à la
fois la provenance, la nature ou mieux la structure de celui dont il sagit :
« Mais il connaissait un mot obscur et qui pourtant désignait ce qui allait
venir : "la divinité étrangère" » (Der fremde Gott !).
Cette formule sera reprise à la fin du rêve, au moment où le cortège déchaîné se
livre à la consommation de la chair crue et sanglante, à ce que les mythologues
connaissent sous le nom dhomophagie et de diasparagmos, déchirement :
« Lécume aux lèvres, déments, ils sexcitaient les uns les autres avec
des gestes lubriques ; leurs mains ségaraient : au milieu de rires et de
gémissements, ils senfonçaient mutuellement des aiguillons dans la chair et
léchaient le sang qui coulait de leurs membres. Et le dormeur était avec eux, il était
en eux ; et son rêve venait de le livrer à la divinité étrangère » (dem
fremden Gotte).
Que Thomas Mann ne se serve, à titre de nom du
dieu par tous les lecteurs aisément reconnaissable, que de cette périphrase est
évidemment intentionnel et donne à réfléchir. Cest en tant quétranger,
étrange étranger et possédant cette propriété spécifique entre tous les autres
dieux, et propre à qualifier lâme dAschenbach et sa singulière aventure,
que ce dieu, parmi nous, fait son entrée dans la mythologie des profondeurs psychiques,
comme dans celle de la création littéraire contemporaine. Cest en tant que
divinité étrangère quil confère au rêve de La Mort à Venise une
telle flamme et un tel poids. La Mort à Venise, force et victoire de
létranger, quelles que soient les défenses (les défiances) que chacun croit
pouvoir dresser contre lui : « Grande était sa répugnance, grande sa crainte,
loyale sa volonté de protéger jusquau bout ce qui était sien contre
létranger, lennemi de lesprit qui veut se tenir et se contenir »
(das Seine zu schützen gegen den Fremden, den Feind des gefassten und würdigen
Geistes). Thomas Mann ou linvincible puissance de létranger
contre le « sien », contre le « soi ».
Le rêve de Gustav Aschenbach est issu des
profondeurs. Il fond sur le dormeur comme une lame extérieure, et qui tout aussi bien
lenveloppe et le pénètre à la fois : « En totale indépendance de lui,
écrit Thomas Mann, mais aussi sans quil eût conscience dêtre lui-même en
dehors des événements qui, fondant sur lui du dehors, brisaient sa
résistance » .
Ce rêve, indépendant de la volonté claire,
dans son origine comme dans sa structure, soppose à la rêverie semi-consciente,
entraînant en tout cas ladhésion volontaire, revendiquée comme expression du
« soi », quAschenbach pouvait développer précédemment à
lapparition de Tadzio, le bel adolescent qui promenait sur la plage sa silhouette de
jeune dieu. Le désir qui portait cette rêverie-là était nettement reconnaissable et
avouable : Cétait celui de la beauté par les formes, le platonisant,
lapollinien, la tension vers « lessence du beau » (das Schöne
selbst). Jeune dieu, jeune Éros de la statuaire grecque familière à
lesprit. « Quelle discipline, quelle précision de la pensée sexprimait
dans ce corps allongé, parfait de juvénile beauté ! Mais la sévère et pure
volonté dont lactivité mystérieuse avait pu mettre au jour cette divine
uvre dart nétait-elle pas connue de lartiste quétait
Aschenbach, ne lui était-elle pas familière ? [bekannt und vertraut]. Cette
volonté ne régnait-elle pas en lui aussi quand, rempli de passion lucide, il dégageait
du bloc marmoréen de la langue la forme dont il avait eu la vision et quil
présentait aux hommes comme statue et miroir de beauté
intellectuelle ? »..
Entre le rêve nocturne et le rêve éveillé, la
rêverie diurne, entre le sombre et le clair, le lourd désordre des sens et la limpidité
légère de lintellect, lopposition est celle de létranger (fremd)
et du familier (vertraut), du rassurant, du confiant qui est aussi le
« soi », le « chez soi ». Car un des synonymes de vertraut
est heimlich qui a le sens de lintime. La traduction française les confond,
et incite le lecteur, abusivement certes, mais non pas à tort, à lire un « heimlich »
partout où a été écrit « familier », pour pouvoir plus aisément penser à
létranger ou à létrange comme un unheimlich, cette inquiétante
étrangeté dont Freud et son traducteur français ont assuré la fortune
traduction illégitime elle-même dailleurs, les deux, de heimlich et de unheimlich
faisant sestomper le sens premier de secret et de mystère pour privilégier la
racine heim qui indique aussi le pays ou le natal, le foyer.
Linquiétante divinité étrangère
nen ferait que mieux ressortir la calme apparition de limmémoriale harmonie.
Entre la belle, pure, à la fois sensible et intellectuelle, statuaire du
Tadzio-Éros-Apollon, qui éveille (réveille plutôt) lIdée platonicienne, celle
de la réminiscence, ce retour à notre origine céleste, entre la belle créature
apollinienne et la divinité étrangère nocturne, La Mort à Venise trouve sa
dimension tragique : entre Apollon et Dionysos, à la manière de Nietzsche cette
fois...
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