On connaît, par de
multiples études érudites, la situation tout à fait exceptionnelle de Dionysos dans le
Panthéon grec. Tout en étant incontestablement grec, et même le plus grec, le plus
populaire des dieux, il na rejoint que tardivement les douze de lOlympe, et il
na jamais eu de site, de cité dont il fut léponyme, étant toujours en passe
darriver ou de partir.
«On le rencontre partout, écrit Henri
Jeanmaire, et [...] pourtant il nest nulle part chez lui ». Cette
référence obligée de toutes les recherches sur Dionysos le définit comme « une
divinité essentiellement mobile et en déplacement perpétuel ». Plus
près de nous, cest Marcel Detienne qui le décrit en tant que « le dieu le
moins sédentaire, le plus nomade », mais en un sens non plus privatif, mais
positif, dune affirmation de létrangeté ou de laltérité en tant que
telle: « Ce dieu a vocation pour létrange. À la fois
présent au dehors et au dedans de la cité, Dionysos se plaît au jeu rituel de
lhospitalité, du Xenikós, où, citoyen du Panthéon et Olympien à part
entière, il est reçu et accueilli par lensemble de la communauté politique comme
puissance étrangère. Dans lespace clos de la cité comme dans son au-delà, il
fait à volonté surgir la forme de lAutre, portant le masque qui le découvre mais
toujours le dérobe, là surtout où le dieu semble offrir le visage le plus
familier ». La fonction sociale essentielle de Dionysos sera alors
dinstaurer dans la cité, dans le cortège, les fêtes de son arrivée, dans ses
rites plus ou moins secrets, les mystères (religion des mystes ou confréries), ce que
Detienne appelle un « espace de transgression ». Même au sein des
lieux publics que cette religion occupe et fréquente, elle constitue un dehors.
Cest bien là lexceptionnalité de Dionysos relativement aux autres olympiens,
dieux éponymes des cités, et du « contrat », comme la écrit Maria
Daraki, en attribuant en domaine à Dionysos un « royaume de
laltérité ». Ou, plus explicitement, avec Marcel Detienne, on
pourra dire de Dionysos, la « divinité étrangère », quil est
« intérieurement étranger », que létrangeté est pour lui un
« trait de structure ».
Sans doute la reconnaissance de lespace de
létranger, en tant quespace intérieur de la cité et consubstantiel à elle,
est-elle un des traits de la civilisation politique grecque, en particulier
dAthènes depuis Clisthène au vie siècle. Le statut légal du métèque est partie
intégrante de la démocratie. Dionysos, toutefois, ne relève pas de létranger
métèque installé, mais de létranger reçu, qui conserve intégralement sa
qualification étrangère, qui ne revendique pas le droit à lintégration, à
lassimilation, mais, au contraire, à sa propre différence irréductible.
Cest en cela que consiste sa transgression permanente, sa revendication dêtre
reconnu comme dieu à part entière et entraînant le peuple dans sa voie singulière, le
contaminant, ainsi quon peut le voir dans les Bacchantes dEuripide. En
cela que réside ce que Detienne a pu nommer son « épidémie ».
Encore une
porte d’entrée, un autre accès à l’emblématique dionysiaque, « l’épidémie »,
bien entendu au sens littéral grec d’épidémia ou arrivée du dieu
près du démos
citoyen, comme l’apodémia est son départ. Il est, sans doute, d’autres
dieux qui voyagent : Artémis, Apollon, les Dioscures. Dionysos pourtant
est le plus « épidémique » d’entre eux, car il ne réside en
quelque sorte que dans son épiphanie périodique lors de la fête des fleurs ou
Anthestèries. Il est celui qui vient, apparaît pour se faire reconnaître,
tombé du ciel ou surgi de la mer.
On songera
alors à l’arrivée de Gustav Aschenbach à Venise, dans le vapeur en
provenance de Trieste, au surgissement de Venise elle-même au bord du flot, au
fond de sa lagune, rendu particulièrement sensible dans la vision filmique que
Visconti a su tirer de la nouvelle de Thomas Mann. Comme toujours, lorsque
Dionysos est en jeu et en cause, il ne s’agit pas simplement, avec l’épidémie,
d’un déplacement extérieur, d’un changement purement spatial, mais d’une
composante intime que l’on dira volontiers structurale. De même qu’il est
structuralement étranger et Autre, qu’il porte l’Autre en lui, Dionysos est
intimement épidémique ; il y a en Dionysos, affirme Detienne, « une
pulsion épidémique ». Pulsion qui le porte à l’errance, mais aussi,
on ne peut s’empêcher d’y penser, eu égard à la signification actuelle du
mot, à la diffusion, à la contagion pathique, voire pathologique. C’est là
le sens, en tout cas, de l’épidémie dans La Mort à Venise, et ce n’est
peut-être pas un tour de passe-passe étymologique que de la relier à l’épidémia
grecque qui seule affecte Dionysos. L’épidémie maladive moderne est aussi
voyage et épiphanie d’un affect, d’une affection du corps qui n’est pas
sans relation avec la transe des ménades. L’épidémia dionysiaque
porte avec elle une épidémie de transes ; maladive, même si elle peut
guérir les maladies. Platon et Euripide l’ont dit, chacun de son côté et
dans son langage.
, le dieu étranger qui tourmente
dans langoisse le rêve dAschenbach, ne se manifeste dans notre modernité
quau titre dune épidémie malfaisante, dune forme inintégrable,
inacceptable du désir, marquée du sceau dune polymorphie hérétique. Ainsi
lamour impossible pour Tadzio dont la mort est la seule « possibilité »
vient à la rencontre de lépidémie de choléra et, dune certaine manière,
lappelle. Mais cest aussi la proximité de cette dernière et de la mort
quelle implique qui rend naturelle, vraisemblable, lattirance de lhomme
vieillissant pour lenfant, en la portant au plan où lépidémia
dionysiaque libère la cité de toute contrainte.
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