La connaissance incarnée par
Magali
Uhl
Sens vécu et
sujet réflexif
Il est possible de scinder l’analyse en deux
formes idéal - typiques de rapports à l’objet. Le premier type de
rapport s’inspire d’une démarche descriptive (au sens
phénoménologique) et interprétative (au sens herméneutique) ;
le second type relève davantage d’une théorie explicative formelle
et causale du monde. On retrouve ici la double filiation sociologique
entre des héritages durkheimien.
Le premier type de tradition s’inspire, à
des degrés divers, des analyses de Husserl et de Bergson. Husserl, dans
sa critique du psychologisme (11), montre que la psychologie pense
son objet en fonction d’une "attitude naturelle" qui s’exprime
dans la conviction naïve que le sujet, en tant que partie du monde, se
soumet à l’action de ce monde extérieur et en subit passivement les
effets. La psychologie construit donc ses analyses en fonction de ce
postulat qui n’est qu’une doxa pré-réflexive. Ainsi tente-t-elle
de comprendre comment l’être humain, en fonction de tel type de
stimulus ou de tel type de situation, élabore des réponses en
conséquence, ce qui permet alors la formulation de lois ou de
régularités statistiques, qui établissent des liens de causalité ou
de structure entre telle situation ou tel stimulus et telle réaction.
Seulement, le sujet empirique, bien que faisant partie intégrante du
monde et éprouvant son action, est aussi celui qui pense le monde, dans
la mesure où il n’existe pas de monde qui ne soit pensé par un
sujet. Le monde, défini par Husserl, n’est en définitive qu’un
objet intentionnel au regard d’un sujet constituant. Se pose alors le
problème de la conscience de ce sujet. Du strict point de vue de la
psychologie canonique, la conscience est perçue comme un objet (une
chose) dans le monde qu’il faut étudier en tant que partie du
système chosique du monde. Cette forme d’explication ne tient
évidemment pas compte de "l’originalité radicale de la
conscience" (12). On ne peut en effet penser la conscience
"qu’à condition de ressaisir en nous le sens intérieur et d’en
obtenir ainsi l’intuition éidétique" (13). Autrement dit,
il faut retrouver dans notre expérience propre "l’essence de
toute psyché possible" (14). Ce qui implique que la
conscience n’est redevable que "d’une analyse intentionnelle,
et non pas d’une simple constatation ou notation. Or, le psychologue
est toujours porté à faire de la conscience un objet de constatation.
Ainsi, toutes les vérités de fait qui appartiennent à la psychologie
ne peuvent être appliquées au sujet concret que je suis que moyennant
une correction ou une rectification philosophique" (15). Dans
la perspective phénoménologique, il faut donc constituer une
"psychologie éidétique" qui consiste en un effort de
réflexivité de la part du sujet. Cette psychologie éidétique permet
ainsi de définir, avant toute analyse factuelle, les notions
nécessaires à la psychologie empirique.
La démarche réflexive est déjà une
première forme de réponse à la tentation positiviste ou naturaliste
qui consiste à concevoir l’objet indépendamment du sujet
observateur. Objet supposé extérieur qui pourrait donc être
appréhendé du dehors comme une chose. Il s’agit pourtant de ne pas
se laisser "duper par une apparente analogie entre les choses de la
nature et les choses humaines" (16). Le sujet est en effet le
seul "objet" qui ait la capacité de se saisir lui-même
réflexivement dans la mesure où toute pensée est par essence pensée
de la pensée. Bergson va formuler une critique radicale de cet édifice
positiviste et naturaliste, en questionnant systématiquement les
présupposés de la psychologie. Il va souligner l’erreur tapie au
fondement de toutes les psychologies expérimentales : celle qui
consiste à nier l’originalité de l’esprit humain en établissant
un parallélisme entre les stimuli physiologiques et les phénomènes
psychiques, posant des rapports d’équivalence entre le cerveau et la
conscience, la pensée et l’organisme. La théorie bergsonienne de la
relation du corps et de l’esprit critique expressément les systèmes
explicatifs parallélistes (épiphénoménisme, réalisme, idéalisme)
qui tirent un trait d’égalité absolue entre "la pensée et le
mouvant": "Entre la conscience et l’organisme il y avait une
relation qu’aucun raisonnement n’eût pu construire a priori,
une correspondance qui n’était ni le parallélisme ni l’épiphénoménisme,
ni rien qui y ressemblât" (17). Car ces types de raisonnement
étendent" aux choses de la vie les procédés d’explication
qui ont réussi pour la matière brute" (18), alors qu’"aucun
phénomène matériel, aucune modification cérébrale ne sauraient
être coextensifs à l’immensité infinie d’un état d’âme ;
il n’y a pas dans l’anatomie du système nerveux de quoi rendre
compte de la profondeur et de la richesse inépuisables du plus humble
fait spirituel" (19). Un autre argument mis en avant par
Bergson concerne l’impossibilité de ramener le vivant à une
"simple analyse" (20). La vie ne se laisse pas réduire
à des concepts figés ou abstraits car "nous sentons bien qu’aucune
des catégories de notre pensée, unité, multiplicité, causalité
mécanique, finalité intelligente, etc., ne s’applique exactement aux
choses de la vie : qui dira où commence et où finit l’individualité,
si l’être vivant est un ou plusieurs, si ce sont les cellules qui s’associent
en organisme ou si c’est l’organisme qui se dissocie en cellules? En
vain, nous poussons le vivant dans tel ou tel de nos cadres. Tous les
cadres craquent" (21). Il va de soi alors que si l’on
conçoit le sujet de connaissance comme un être vivant, un être de
chair, la connaissance elle-même ne peut jamais être
"désincarnée", extérieure au sujet, simplement objective.
Elle devient l’incarnation d’une subjectivité concrète, celle du
sujet vivant, lequel ne se laisse pas décomposer en facultés
séparées, ni morceler en compétences isolées (22).
Les multiples arguments développés par Husserl et
Bergson – critique de l’attitude naturelle, originalité
de la conscience au regard du monde des " objets ",
primat de l’intentionnalité, réflexivité du sujet, absence de
pertinence d’une conception paralléliste, impossibilité d’une
réduction du vivant à ses manifestations extérieures –
soulignent la singularité irrécusable du vécu de la conscience, du
sujet en tant qu’être vivant incorporé. Cette exigence de respect du
monde vécu, revendiquée par l’un et par l’autre, et ceci malgré
leurs divergences théoriques, représente aussi une certaine conception
de la science qui peut trouver un écho tant en psychologie qu’en
sociologie. Même si les méthodes, les modes d’appréhension de l’objet,
les outils conceptuels de sa construction divergent, le principe
général qui sous-tend ces théories est identique: l’évidence et
l’irréductibilité du vécu. On retrouve aussi ce souci du vivant
et du vécu dans les analyses micro-sociologiques de Tarde, dans l’étude
des émotions chez Sartre, dans les considérations sur les phénomènes
de sympathie chez Scheler, dans les écrits sur le temps de Minkowski,
dans la psychopathologie générale de Jaspers, dans le primat de l’interprétation
chez Freud, dans la théorie de la conscience de Gurwitsch, dans la
sociologie phénoménologique de Schütz (23), etc. Ceci pour
souligner que ce n’est pas tant un problème de disciplines qui
importe dans le débat opposant la sociologie à la psychologie, mais
plutôt une certaine façon d’appréhender le sujet vivant (24)
qui se retrouve d’une discipline à l’autre, d’un moment de l’histoire
des idées à un autre, invariablement.