Dire du corps
Corporéité et affectivité dans les écrits d’Emmanuel Lévinas
Paulette Kayser p.2
Page1: Introduction - Ce
corps jamais mien.
Page2: Naissance permanente.
Page3: Temps sensible.
Page4: Dire de "l’autre corps".
Notes de lectures.
Naissance permanente
"Le sensible, écrit Lévinas, – maternité,
vulnérabilité, appréhension – noue le nœud de l’incarnation dans une
intrigue plus large que l’aperception de soi ; intrigue où je suis noué
aux autres avant d’être noué à mon corps " (12).
La subjectivité est en naissance permanente. Dans une
certaine mesure c’est toujours l’autre qui me fait naître, fait naître mon
corps, qu’il s’agisse de la toute première naissance (biologique) – que
nous devons tous à cette femme qui est notre mère – ou des naissances
ultérieures, dans le sens du " devenir " à travers des
caresses, des amours, mais aussi des coups et des blessures se succédant tout
au long d’une vie, ce processus de naissance permanente ne s’arrêtant qu’avec
la mort.
On pensera dans ce contexte à l’éloge que Lévinas fait
de la caresse traversant toute l’œuvre comme un fil conducteur, caresse qui
ne vise "ni une personne, ni une chose", mais le tendre.
Comme " marche à l’invisible " elle est à distinguer de
tout projet et idée et ne renvoie qu’au " pas-encore ".
Dans Totalité et infini, Lévinas écrit : " Dans la
caresse, rapport encore, par un côté, sensible, le corps déjà se dénude de
sa forme même, pour s’offrir comme nudité érotique. Dans le charnel de la
tendresse, le corps quitte le statut de l’étant " (13). Dans
ce rapport du tendre il n’y a plus d’objet et plus de sujet : le
charnel n’est ni le corps-objet du physiologiste, ni le corps-sujet du
pouvoir.
Dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence,
la caresse n’est pas limitée au " rapport érotique "
(lequel – on pourrait d’ailleurs se demander pourquoi – ne fait pas partie
de l’éthique, bien qu’il semble l’ouvrir), mais élargie à tout le
domaine relationnel : " La caresse sommeille dans tout contact et
le contact dans toute expérience sensible [...] : le thématisé
disparaît dans la caresse où la thématisation se fait
proximité " (14).
La caresse " sommeille " dans la vue,
dans l’ouïe et dans la parole donnée, car on peut voir, entendre et même
" dire ", comme on touche. Ici, intervient un certain lien
entre la corporéité et le langage. Mais qu’entend Lévinas par
langage ? Précisons qu’il ne tranche pas explicitement entre langue,
discours et parole, mais – tel que nous l’avons mentionné – entre le
" dit " et le " dire ", aucun
" dire " n’étant le dernier, puisque le
" dédire " l’accompagnant aussitôt ajourne à jamais
toute formulation définitive. On peut avancer que Lévinas ne sépare pas
corporéité et langage à condition d’entendre par langage ce
" dire préoriginel " ne s’épuisant pas en aphophansis,
et précédant le " dit ", dire à distinguer et des
systèmes linguistiques et de l’ontologie ainsi que, plus généralement, de
toute signification immobilisée.
La subjectivité est message pour l’autre,
" vouée sans se vouant ", ne se connaissant et ne
" connaissant " sa corporéité qu’à partir de l’appel
de l’autre. Cet autre, il ne faudrait cependant pas le réduire à autrui,
mais l’élargir à l’altérité constitutive de la conscience.
C’est pourtant seulement comme être charnel que la
subjectivité peut être sensible à cet appel : " La
subjectivité du sujet, c’est la vulnérabilité, exposition à l’affection,
sensibilité, passivité plus passive que toute passivité, temps
irrécupérable, dia-chronie in-assemblable de la patience, exposition toujours
à exposer, exposition à exprimer et, ainsi à Dire, et ainsi à
Donner " (15).
Lévinas reprend et déplace la réduction
husserlienne, laquelle vise à découvrir, dans la vie perceptive, les actes
purs de la conscience constituant le sens des choses et exige le mode de
présence à soi du " moi pur ". La réduction levinasienne
engage la parole donnée, elle est " réduction du dit au
dire " : interruption de l’intentionnalité, dé-position du
" moi " : accusatif en guise de nominatif. Cette
subjectivité n’est pas celle du sujet empirique, mais indique ce qui la
précède : elle se réduit à la " signifiance baillée à
autrui ", don de la parole. Ce don n’est pas séparable de la
corporéité. " Le Dire approche de l’Autre en perçant le noème de
l’intentionnalité, en retournant "comme une veste" la conscience,
laquelle, par elle-même, serait restée pour soi jusque dans ses visées
intentionnelles " (16).
Ce qui importe ici c’est le passage entre sensibilité,
" dire " et conscience qui désigne toujours un mouvement en
dehors de l’intentionnalité du " moi ", dépassant son
pouvoir, son vouloir. C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre que
Lévinas récuse aussi bien la thèse d’un " langage qui
parle ", que celle réduisant celui-ci à un outil maîtrisable
servant la communication : " Le qui du Dire ne se sépare
pas de l’intrigue propre du parler – et cependant il n’est pas le pour
soi de l’idéalisme " (17). L’être humain est né
dans un " dire " le précédant, avant d’être né à
soi-même.
Jean-François Lyotard semble justement évoquer cette
" situation " – certes à sa manière et donc
différemment – lorsqu’il décrit le nouveau-né comme être pré-maturé
dans la langue dont la première touche intervient lorsqu’elle " s’empare
de lui avant qu’il ne s’en pare " (18). Oublieux comme nous
sommes, nous avons l’habitude d’en parler " au passé ",
comme si nous faisions simplement usage de la langue et avec elle de
" notre " corps, sans tenir compte des traces que l’événement
du " prématuré " laisse à jamais et qui influencent le
présent et le futur, puisqu’elles ne renvoient pas seulement à " l’incomplétude
du corps " mais aussi à " celle de l’esprit ".
Autrement dit, l’entité et l’autosuffisance n’ont jamais existé et ne
sont guère souhaitables (19) dans la mesure où elles freinent le
mouvement du sujet qui n’est – si on veut encore le nommer ainsi – que
dans la mesure où il est en naissance permanente.
Quoique la " langue " chez Lyotard soit à distinguer du
" dire " chez Lévinas, dans la mesure où elle n’implique
pas, comme chez celui-ci de " Dieu qui vient à l’idée "
ou de " merveille de la création ", mais des
" rudiments païens " et du
" différend ", il s’agit bien dans les deux cas des
limites du pouvoir et de la maîtrise de l’être humain et d’un abandon
radical du sujet autonome/identique, partant du fait que quelque chose est plus
grand que lui, le dépasse et demande à s’exprimer.
Page suivante- Temps
sensible
Retour à
Philo-recherche-Fac
Aller à la rubrique:
'J'aime la philosophie' : sommaire.
Page d'accueil du site
philagora