Dire du corps
Corporéité et affectivité dans les écrits d’Emmanuel Lévinas
Paulette Kayser p.3
Page1: Introduction - Ce
corps jamais mien.
Page2: Naissance permanente.
Page3: Temps sensible.
Page4: Dire de "l’autre corps".
Notes de lectures.
Temps sensible
Chez Lévinas cette "chose" évoque un
passé immémorial renvoyant certes à la bonté de la création et à un Dieu,
mais il s’agit d’un Dieu invisible et irreprésentable dont "l’absence
est préférable à sa présence" (20). L’immémorial est sans
origine, an-archique, étant donné qu’il se refuse à toute réminiscence. Ce
temps précède le moi conscient qui n’est pas à sa propre origine. Ce passé
ce refuse à la synchronisation des signes et à la mémoire. Dans un entretien,
Lévinas explique : " Je suis parti de ce qui ne s’est pas
présenté à nous pour être assumé et qui, cependant, tout autre que moi, me
tient. Ce qui est en moi avant ma liberté, ce qui n’a pas été accepté par
moi et qui, cependant, ne m’a pas réduit au rôle d’un simple
effet " (21).
Ce temps irreprésentable n’est pas
" passé " parce qu’il est lointain, mais parce qu’il
est incommensurable avec le présent : il est en quelque sorte là sans se
faire jour. Il structure la subjectivité dans Autrement qu’être ou
au-delà de l’essence dans la mesure où le " je
pense " est toujours séparé du " moi passif " ou
réceptif par un espace temporel : laps de temps désignant le
retard de la conscience sur elle-même. Le sujet ne peut être affecté par
autrui que parce qu’il est arraché à soi-même. Autrement dit, il est
dessaisi dans un double sens : il ne peut pas
" saisir " autrui et il ne peut pas non plus se saisir
" soi-même ".
Pensée à partir de la passivité, la temporalisation
devient incompatible avec l’intentionnalité : " Une
subjectivité du vieillissement que l’identification du Moi avec lui-même ne
saurait escompter, un sans identité mais unique ", écrit
Lévinas (22). Je vieillis mais je ne me vois pas vieillir,
seulement les rides du visage en témoignent. Il n’est donc pas fortuit que
" l’immémorial " comme passé s’articulant sans recours
à la mémoire, sans possibilité de représentation, s’exprime comme
" dire " inséparable de la chair. Ce passé n’est ni
originaire, ni linéaire, mais le temps incalculable d’un être charnel
affecté par l’autre et exposé.
La corporéité dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence
trouve son temps dans l’immémorial : parole et corporéité sont
indissociables et ne permettent ni présent, ni présentification.
" La subjectivité de chair et de sang [...], expose Lévinas, se
réfère à un passé irrécupérable, pré-ontologique de la maternité et une
intrigue qui ne se subordonne pas aux péripéties de la représentation et du
savoir " (23).
Mais pourquoi justement la maternité et quelle
maternité ? Celle d’une femme ? Avant de revenir à cette question
il faudra reprendre brièvement les analyses sur le temps précédant Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence et aborder le lien intime entre le
temps et le " corps sexué ".
La philosophie de Lévinas a le mérite de privilégier le
temps de l’affect, de l’amour, de la jouissance et de la souffrance par
rapport au temps linéaire, du calcul et du salaire. Lévinas distingue le temps
et du temps économique et de celui des horloges. Dans un long parcours où il
constate d’abord le " paradoxe du présent " (Le Temps
et l’autre) ainsi que le " déphasage de l’instant "
(Totalité et infini) pour disloquer ensuite la triade
passé/présent/futur, il rompt définitivement avec la présence du moi à soi
ainsi qu’avec l’autosuffisance du sujet, voire avec le sujet même (Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence).
Lévinas demande : " La socialité n’est-elle
pas, mieux que la source de notre représentation du temps, le temps
lui-même ? " (24). Dès le début le temps comme
événement imprévisible n’est pas pensable à partir d’un sujet isolé et
seul, mais m’est ouvert et donné par l’autre. Si Lévinas cherche le temps
dans la socialité, celle-ci est cependant à distinguer de la somme des
individus, de l’idéal de la fusion et du rapport
" commun " qui implique la nostalgie d’une unité
perdue : " communauté ". La socialité levinasienne
renvoie au " pluralisme de l’existence " et s’avère
donc incompatible avec une communauté de genre, d’alter ego. Le
face-à-face sans réciprocité et sans symétrie s’avère à jamais
incompatible avec la terreur du consensus.
Le don du temps n’est pas l’œuvre d’un autre abstrait, mais (en tout
cas dans les premiers écrits) d’abord celle de la féminité
rencontrée dans la collectivité " moi-toi " irréductible
à toute fusion. " À cette collectivité de camarades, nous opposons
la collectivité du moi-toi qui la précède ", écrit Lévinas dans De
l’existence à l’existant (25). La relation érotique, le charnel
représente le modèle pour la recherche du temps comme avenir et espoir. Cette
relation échappe à l’idéal de la communauté des
" camarades ", encore trop héroïque, trop
" virile " comme le dit Lévinas, car refoulant aussi bien
la mortalité que le régime du tendre qui s’écrit pourtant – parfois –
au féminin.
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