Paulette Kayser p.4
Page1: Introduction - Ce
corps jamais mien.
Page2: Naissance permanente.
Page3: Temps sensible.
Page4: Dire de "l’autre corps".
Notes de lectures.
Dire de " l’autre corps "
Il est impossible de soulever la question du corps sans
aborder la différence sexuelle : on a souvent réduit Lévinas à
un penseur de l’éthique, tandis qu’on a généralement beaucoup moins
insisté sur la place prépondérante de la différence sexuelle dans ses
écrits (26). La différence sexuelle est pourtant essentielle dans l’œuvre
de Lévinas et représente un vecteur fondamental du cheminement de sa pensée.
Résumons brièvement l’itinéraire.
Dans Le Temps et l’autre, Lévinas définit la
différence sexuelle comme " structure formelle [...], qui découpe la
réalité dans un autre sens et conditionne la possibilité même de la
réalité comme multiple, contre l’unité de l’être proclamée par
Parménide " (27). La différence sexuelle n’y est pas une
différence spécifique quelconque, ni une dualité de deux termes
complémentaires, ni une contradiction, mais une dualité insurmontable. C’est
dans la relation érotique que " le moi (vir) "
qui tente de s’identifier à soi subit une altération décisive, car, selon l’expression
de Lévinas, il perd sa " virilité ", c’est-à-dire son
pouvoir. En quête du tout autre, Lévinas donne un nom à la différence
irrécupérable qu’il cherche : le féminin. Celui-ci est pensé comme ce
qui ne se représente pas, ce qui échappe au discours philosophique qui a
généralement essayé de le réduire à son autre donc au même. Jusqu’à Totalité
et infini le féminin est l’autre par excellence.
À partir d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence
le féminin ne sera plus mentionné dans ses écrits philosophiques alors qu’il
est rediscuté dans les commentaires talmudiques. Mais l’altérité sexuelle
continue à inquiéter ses écrits philosophiques ultérieurs. Dans Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence, la subjectivité se décline
au féminin comme vulnérabilité, sensibilité, hémorragie pour l’autre. Il
s’agit d’une subjectivité en rupture d’essence, maternité se
caractérisant par le gémissement des entrailles. Dans ce livre, l’altérité
rencontrée par le Même comme différence pure devient constitutive de la
subjectivité.
" J’accède à l’altérité d’Autrui, écrit
Lévinas, à partir de la société que j’entretiens avec lui et non pas en
quittant cette relation pour réfléchir sur ses termes. La sexualité fournit l’exemple
de cette relation, accomplie avant d’être réfléchie ; l’autre sexe
est une altérité portée par un être comme essence et non pas comme l’envers
de son identité, mais elle ne saurait frapper un moi insexué. Autrui comme
maître – peut nous servir aussi d’exemple d’une altérité qui n’est
pas seulement par rapport à moi, qui appartenant à l’essence de l’Autre
n’est cependant visible qu’à partir d’un moi " (28).
Les implications de ce passage sont cruciales, car dans la
mesure où Lévinas assume que le " moi est sexué " il
réfute la thèse du seul " corps sexué " comme objet
appropriable et à la fois " le sexe " scientifique, lequel
dans sa froideur calculatrice le détache de toute sensibilité. Ce
" moi sexué " est pourtant " l’homme ".
Lévinas reconnaît décrire la différence sexuelle du point de vue de l’homme,
admettant par là qu’il y en a un autre, des autres. Chose rare en
philosophie, laquelle, soit refoule cette question comme s’il n’y avait qu’un
sexe, soit au mieux prétend un sujet " neutre ", derrière
lequel se cache à peine l’homme et dont on peut déduire sans exagérer (si
toutefois ce n’est pas l’exagération qui conduit au mouvement) que l’histoire
de la philosophie est une histoire d’homme, réduisant
" femme ", " enfant ",
" animal " à " son " autre pour
atteindre cette souveraineté qui pourrait lui faire oublier qu’il est
vulnérable, sensible, exposé, sans certitude et variable. Ces
" qualités " sont réduites à des attributs et
appartiennent traditionnellement au champ des soi-disant attributs féminins que
le moi héroïque refoule pour les imposer ou les accorder à son autre qui est
aussi " la femme " dont le concept n’est pas moins
douteux. Car dans cette tradition elle est, soit artifice, soit
démon, jamais là où on la cherche, introduisant fiction et scission
" elle est le récit de la brisure en l’homme " (29).
Ce récit cache le fait que l’être humain – qu’il soit homme ou femme –
" n’est pas tout ", ni entité , ni éternel.
Si Lévinas a le mérite de rendre à la subjectivité de l’autrement
qu’être les qualités que l’histoire de la philosophie efface ou omet de
dire, il n’est cependant pas libre de cette tradition à laquelle il est
impossible d’échapper par un pur acte volontariste. Ses descriptions de la
femme et de l’érotique s’avèrent ambivalentes (30).
En signant cependant sa réflexion au masculin sans s’identifier
à un sujet universel, en reconnaissant la " défaillance du
sujet ", Lévinas ouvre de nouvelles voies : la question de la
différence sexuelle, et avec elle celle du corps irréductible au corps
phénoménologique, peuvent être abordées sur un autre terrain, ne retournant
plus à l’identité et la vision de " l’homme ", la
seule que cette tradition (re-)connaisse.
Paulette Kayser - Docteur en Philosophie -
Université Paris VIII
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