L'opinion publique n'a pas une claire conscience
de cette évolution épistémologique. Elle continue majoritairement à associer la
science économique au modèle des sciences dures dont celle ci s'est inspirée dans ses
premiers temps. La présentation journalistique qui en est faite renvoie à un imaginaire
mécanique où il suffit d'agir sur quelques leviers pour transformer les choses. Les
politiques eux mêmes véhiculent cette vision, et en sont les premières victimes lorsque
la "mécanique" ne produit pas les fruits attendus. Or le changement d'objet que l'on vient de mettre
en évidence renvoie à la première question posée.
Qu'est-ce qu'une science ?
Si le projet initial de la science économique
était donc de reproduire les méthodes et le projet des sciences "dures",
l'évolution que l'on vient de mettre en évidence fragilise son objet. Or l'on montrait
en introduction que la différence entre sciences "dures" et sciences
"molles" tient dans la "vérité de l'objet". L'incertitude devenant
la fin de la discipline, on comprend que la formalisation mathématique n'est qu'un
habillage simplificateur qui ne peut faire illusion. Les capacités prédictives sont
faibles. L'efficacité thérapeutique aléatoire. La science économique se rapproche
ainsi beaucoup plus des sciences "molles". En présentant une pluralité de
regards sur le même objet (par exemple les comportements des consommateurs) elle se place
comme un espace de discussion où la relativité des savoirs le dispute à la construction
- reconstruction de la réalité sociale. Son champ d'investigation portant sur les
rapports d'échange entre les individus et la monnaie devenant un langage, la science
économique peut prétendre être une science sociale.
Cependant, à la différence des autres sciences,
l'économie imprime ses orientations dans la chair sociale. En se transformant en
politiques économiques, en préceptes d'action publique, elle entraîne des évolutions
sensibles de la société. Commettre une erreur dans un laboratoire porte moins à
conséquence que de n'être pas tout à fait sûr de la validité de son hypothèse
économique. L'incertitude fondamentale de sa démarche amène alors à se poser la
question de son influence.
Tout en reconnaissant la nécessité d'avoir un
regard savant sur un domaine aussi complexe, l'émergence de l'incertitude ouvre le
problème de la liberté et du choix. Puisqu'aucune certitude ne peut être donnée quand
à la validité scientifique des hypothèses, le déterminisme économique n'existe pas.
Les connaissances actuelles peuvent, partiellement, nous expliquer hier, mais sont
incapables de nous décrire demain. Souvenons nous des débats enflammés à la fin du
XIXème siècle sur les risques économiques d'une extension du rôle de l'Etat.
L'économiste français Paul LEROY BEAULIEU pouvait, en toute logique, défendre la
prédiction d'une faillite des entrepreneurs si l'on indemnisait le chômage ("L'Etat
moderne et ses fonctions"), heureusement qu'il se trompait. De même, si l'on avait
écouté Arthur Cécil PIGOU (collègue de J.M.KEYNES), les salaires auraient dû baisser
à la fin des années 30 pour relancer l'économie. Les politiques inverses d'après
guerre ont pu accompagner la plus formidable croissance que le monde ait connu.
Que faut-il déduire
de ces exemples, hormis l'exigence de modestie nécessaire à toute science ?
Qu'en dernier ressort, c'est
le politique qui a raison.
Ne nous méprenons pas, on ne parle pas des
professionnels du champ politique, mais de l'expression collective d'une volonté qu'ils
sont chargés de transformer en actes. Il s'agit de prôner un retour au débat
contradictoire qui ne s'efface pas devant une raison économique, dont on a montré les
limites, mais qui donne sa chance à toutes les raisons - politiques, sociales,
économiques, humanitaires ou culturelles. Une science économique contemporaine ne peut
faire l'économie d'un croisement des regards historiques, politiques, sociologiques pour
approcher une perception réaliste des échanges entre les hommes. Ce croisement grève la
simplicité, interdit l'expression épurée des rapports sociaux (au sens
"d'économie pure" que lui donnait WALLRAS), gène la découverte de solutions
pratiques mais il approche la vérité.
En bref, il n'y a aucun motif pour les gouvernants de ne pas faire preuve d'imagination et
de volonté. Les économistes peuvent-ils interdire l'innovation? Au nom de quelle raison
qui prévaudrait sur la raison politique, expression démocratique d'une volonté
collective ?
Attention, ça ne signifie pas que tout discours
économique est à rejeter, sinon cela revient à dire qu'un discours scientifique n'a pas
droit de cité. Mais que
là plus qu'ailleurs il n'y pas de vérité objective qui s'impose.
Ce constat offre alors la chance aux économistes
de mieux faire partager leurs connaissances pour que le débat nécessaire soit plus riche
de toutes les opportunités et de toutes les expériences.
Paradoxalement, donc, une science
de l'incertain, dépassant l'angoisse du doute, ouvre une porte sur la redécouverte de
l'imagination, de la liberté et du désir. |
(un texte inédit de Pierre Montfraix)
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Rubrique
PHILOSOPHIE
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