Malgré le
déferlement positiviste qui gagne aujourdhui tous les champs du savoir scientifique
et lidéologie scientiste ouverte ou insidieuse qui
sinfiltre partout dans les sciences anthropo-sociales, un horizon complexe de
phénomènes « étranges », « prodigieux »,
« intrigants », « merveilleux »,
« extraordinaires », « fantastiques »,
de réalités énigmatiques, de faits mystérieux, dunivers insolites résiste
opiniâtrement aux tentatives de réduction rationaliste, aux classifications cognitives
ordinaires, aux « explications » scientifiques « normales » qui
admettent mal évidemment lanormal, le para-normal, le supra-normal, a fortiori
« lirrationnel », le supra-rationnel ou le
« surrationnel » et, bien entendu, le « surnaturel ».
Malgré leurs réfutations régulières par les sciences canoniques officielles qui
tentent de les ridiculiser, au pire, de les ignorer, au mieux, ces réalités
étranges, incompréhensibles, bizarres, inclassables résistent, quon le veuille ou
non, en tant que noyau irréductible ou résidu inexpliqué. Et lon
pourrait avec ironie paraphraser Lacan lénigme de la psychanalyse en
rappelant que le réel est ce qui résiste...
Ces réalités
refusent dabord de se laisser assigner à un champ particulier du réel ou du
savoir. Comme par de mystérieuses affinités électives, elles traversent toutes les
limites, toutes les frontières, toutes les catégories habituelles par lesquelles nous
percevons et traitons le réel :
limites
du Temps et de lEspace ;
divisions
traditionnelles entre lIci-bas et lAu-delà, lIci et lAilleurs, le
Visible et lInvisible ;
frontières
qui départagent la Vie et la Mort, le Matériel et lImmatériel, lIntérieur
et lExtérieur, lIdentité et lAltérité, le Conscient et
lInconscient ;
rapports
entre lIndividuel et le Collectif, le Sacré et le Profane, le Passé, le Présent
et le Futur ;
dialectique
entre le Possible et lImpossible.
Ces réalités,
quel que soit le statut ontologique quon leur accorde, sont essentiellement
marquées par la complexité, lindécidable, la transversalité. Ne se
laissant que difficilement cerner et délimiter, elles construisent, déconstruisent et
reconstruisent les croyances et les certitudes, rapprochent des univers parallèles a
priori séparés et étanches, bref, font lien ou communauté entre des régions de
lÊtre ordinairement conçues à tort comme incompatibles,
incompossibles, contradictoires : entre le réel et la fiction (rêve),
lhistoire et le mythe (légende), le principe de réalité et la pensée désirante
(fantasme).
Émile Durkheim et
Marcel Mauss observent et cela mériterait dêtre mieux pris en compte
par les courants canoniques de la socio-anthropologie que dans toute une
série de sociétés historiques ou traditionnelles, et même dans les survivances
européennes, certaines réalités continuent de transversaliser les classifications
établies des êtres, des choses et des événements avec leurs « contours
arrêtés », leurs différences spécifiques et leurs genres, classifications qui se
sont constituées à travers un lent travail de clarification, de distinction, de
précision à partir des confusions, indistinctions et syncrétismes originaires
(littératures populaires, folklores, mythes, religions, cultes, etc.).
« Les métamorphoses, les transmissions de qualités, les substitutions de
personnes, dâmes et de corps, les croyances relatives à la matérialisation des
esprits, à la spiritualisation dobjets matériels, écrivent-ils, sont des
éléments de la pensée religieuse ou du folklore. Or, lidée même de semblables
transmutations ne pourrait pas naître si les choses étaient représentées dans des
concepts délimités et classés. Le dogme chrétien de la transsubstantiation est une
conséquence de cet état desprit et peut servir à en prouver la généralité.
Cependant cette mentalité ne subsiste plus aujourdhui dans les sociétés
européennes quà létat de survivance, et, même sous cette forme, on ne la
retrouve plus que dans certaines fonctions, nettement localisées, de la pensée
collective. Mais il y a dinnombrables sociétés où cest dans le conte
étiologique que réside toute lhistoire naturelle, dans les métamorphoses, toute
la spéculation sur les espèces végétales et animales, dans les cycles divinatoires,
les cercles et carrés magiques, toute la prévision scientifique. En Chine, dans tout
lExtrême-Orient, dans toute lInde moderne, comme dans la Grèce et la Rome
anciennes, les notions relatives aux actions sympathiques, aux correspondances
symboliques, aux influences astrales non seulement étaient ou sont très répandues, mais
encore épuisaient ou épuisent encore la science collective. Or, ce quelles
supposent, cest la croyance en la transformation possible des choses les plus
hétérogènes les unes dans les autres et, par suite, labsence plus ou moins
complète de concepts définis ».
Si lanalyse
densemble paraît juste, peut-être faudrait-il nuancer quelque peu aujourdhui
loptimisme évolutionniste et rationaliste des fondateurs de lécole
française de sociologie qui minimisent la survivance de ces croyances collectives dans
laire européenne. Il se pourrait bien en effet quil y ait résurgence (retour
du refoulé) de ces croyances que lon croyait « dépassées » et même
production ininterrompue de nouvelles, ce qui ouvre évidemment un chantier
dexploration inépuisable à la sociologie de linsolite.
Ces réalités sont
également analyseurs des catégories épistémologiques du vraisemblable et de
linvraisemblable, du vérifiable (démontrable) et de linvérifiable
(indémontrable), du possible et de limpossible, du concevable (formulable) et de
linconcevable (indicible, ineffable), du rationnel et de lirrationnel. Elles
mettent surtout en question les témoignages et matériaux donnant accès et
consistance à ces réalités qui départagent, frontalement ou de manière plus floue, la
croyance et ladhésion (crédulité, superstition) de lincrédulité et du
refus (scepticisme, doute), ou la « foi enracinée » de
« lincrédulité obstinée » pour reprendre les expressions de Marcel
Mauss. Celui-ci note, dans sa célèbre étude sur la pensée magique, que les
« catégories de la pensée collective » liées à la magie intègrent une
série infinie et multiforme dêtres et desprits : âmes des morts,
démons, génies, djinns, fées, farfadets, nixes, nymphes, archanges, anges, archontes,
éons, etc. Ces entités sont inductrices et conductrices de pouvoirs et de forces
magiques ou mystiques à travers des pratiques rituelles dexorcismes,
dincantations, dinvocations, de charmes, densorcellements,
denvoûtements, de sacrifices, etc., parce quelles correspondent à des
« croyances obligatoires » collectives, cest-à-dire traditionnelles.
Objets de croyance, les réalités magiques sont des expériences vécues
dadhésion a priori. Tandis que les « croyances
scientifiques » sont a posteriori, « perpétuellement soumises au
contrôle de lindividu, et ne dépendent que des évidences rationnelles »,
« la croyance à la magie est toujours a priori. La foi dans la magie
précède nécessairement lexpérience : on ne va trouver le magicien que parce
quon croit en lui ; on nexécute une recette que parce quon a
confiance. Encore de nos jours, les spirites nadmettent chez eux aucun incrédule,
dont la présence empêcherait, pensent-ils, la réussite de leurs opérations. La magie a
une telle autorité, quen principe lexpérience contraire nébranle pas
la croyance ». Cest ce « faire accroire » de la
magie qui permet de comprendre la conjonction des croyances du magicien et de la
« crédulité publique » : le magicien et ses doubles (collègues,
concurrents), le groupe social dans lequel il évolue, la société dans son ensemble
même, participent dune commune adhésion : la magie est sérieuse parce
quelle est prise au sérieux... « En somme, sa croyance [celle du
magicien] est sincère dans la mesure où elle est celle de tout son groupe. La magie est
crue et non pas perçue. Cest un état dâme collectif qui fait quelle
se constate et se vérifie dans ses suites, tout en restant mystérieuse, même pour le
magicien. La magie est donc, dans son ensemble, lobjet dune croyance a
priori ; cette croyance est une croyance collective, unanime ».
Ces croyances sappuient, en tant que catégories de la pensée collective, sur
lidée, semble-t-il universelle, de forces, de pouvoirs, de puissances ou de
potentialités à luvre dans les choses, les êtres, les événements, les
situations (orenda chez les Iroquois, hasina à Madagascar, mana en
Mélanésie, physis chez les Grecs, etc.). « Partout, soutient Marcel Mauss,
a existé une notion qui enveloppe celle du pouvoir magique. Cest celle dune
efficacité pure, qui est cependant une substance matérielle et localisable, en même
temps que spirituelle, qui agit à distance et pourtant par connexion directe, sinon
par contact, mobile et mouvante sans se mouvoir, impersonnelle et revêtant des formes
personnelles, divisible et continue ». Cette force permet de comprendre
aussi pourquoi le monde de la magie se superpose au monde ordinaire sans sy
confondre, ni sen détacher, « comme sil était construit sur une
quatrième dimension de lespace, dont une notion comme celle de mana
exprimerait, pour ainsi dire, lexistence occulte » .
p.2- Modèles
de pensée
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