Si le « monde
vécu » (Lebenswelt), en tant que socle antéprédicatif, terre qui ne se
meut pas, est le monde vécu intersubjectif comme horizon ontologique de
tout système de pensée, on peut évidemment aussi y inclure le monde vécu des
scientifiques qui prétendent étudier en « extériorité
objective » comme lentomologiste observe les fourmis ou le
psychologue expérimentaliste les rats de laboratoire le monde vécu de telle
culture insolite, tel groupe social marginal, telle « secte »
soucoupiste.
Comme le souligne Edmund Husserl : « Toute pensée scientifique et toute
problématique philosophique [et donc nimporte quelle thématique sociologique ou
anthropologique] comportent des évidences préalables ; que le monde est, quil
est toujours "davance" là, que toute correction dune visée, que ce
soit une visée dexpérience ou toute autre sorte de visée, présuppose déjà le
monde dans son être, je veux dire comme horizon de tout ce qui vaut-comme-étant indubitablement,
ce qui implique un certain stock de choses connues et de certitudes soustraites au
doute, avec lesquelles était éventuellement entré en contradiction ce qui
sest vu ôter sa valeur et réduire au néant. La science objective elle aussi ne
pose ses questions que sur le terrain de ce monde-qui-est-préalable, à partir du vivre
pré-scientifique ».
Ce constat
phénoménologique évidemment refoulé par la « science
objective » qui soutient que seul son monde vécu est légitime, rationnel, vrai,
efficace, etc. pose la question de la coexistence possible, et de leur
intercompréhension, de la pluralité des mondes vécus. Lorsquun monde vécu fait
intrusion dans un autre, dans le cas dune rencontre, dune apparition ou
dune manifestation (révélation), la question se pose évidemment, dun point
de vue philosophique, de leur compossibilité ou de leur compatibilité. Cest très
exactement ce quil convient de penser épistémologiquement dans le cas des
phénomènes étranges ou insolites. Je prendrai deux exemples qui ont trait aux prodiges
du corps:
1.« Ressusciter un mort, guérir des malades, faire revenir
instantanément une personne qui se trouve à des milliers de kilomètres. Les miracles du
prophète Jésus dont parlent les chrétiens, nous aussi nous pouvons les accomplir. Car
Dieu nous a donné le karama, la force spirituelle pour réaliser des prodiges et
montrer aux musulmans et à leurs amis que notre religion est la vraie religion ».
Ainsi parle un enseignant à lUniversité de Bagdad à propos des soufis dune
confrérie mystique vieille de huit siècles, à laquelle il appartient, et de leurs
étranges pouvoirs. Le journaliste qui linterroge est lui-même témoin dune
manifestation de transe des derviches : « Dans la cour de la mosquée
violemment éclairée, les derviches vont maintenant montrer aux fidèles létendue
de leurs pouvoirs [...]. Lun, imperturbable, tiendra un long moment, plaquée contre
son palais, une torche enflammée. Un autre avalera une dizaine de lames de rasoir sans
quune goutte de sang napparaisse. Un troisième se labourera
consciencieusement la langue plusieurs minutes durant à laide de deux poignards
effilés. Dautres dont deux enfants guère plus âgés que de sept ou
huit ans , sans une ombre dhésitation, se laisseront transpercer le
corps par dimpressionnantes lames. "Il ny a ni douleur,
ni infection, ni sang. Les blessures se cicatrisent en quelques secondes",
plaide un participant. Moment difficilement soutenable, un soufi, un court marteau à la
main, nhésitera pas à planter trois poignards au sommet de son crâne et ce sans
montrer le moindre signe dappréhension. Un long moment, porté par la clameur de la
foule, il se promènera ainsi, agitant ses bras, un sourire extatique sur son
visage ».
Le journaliste
(Jean-Pierre Tuquoi, envoyé spécial du Monde) a pu être fasciné (mystifié) par
les catégories dun monde vécu nouveau alors que son monde vécu
« occidental » nadmet quavec réticence ce genre de
« miracles » ; la cérémonie a pu être une supercherie
(prestidigitation), une mise en scène de suggestion, dhypnose, dobnubilation
de la conscience des spectateurs qui assistèrent au « spectacle » ; la
transe collective a pu produire des hallucinations collectives, tout reste à expliquer.
Il nempêche quil y a là (en admettant que ce témoignage ne soit pas pure
invention de journaliste, autre hypothèse...) rencontre de deux mondes vécus,
celui du témoin et celui des mystiques soufis. Quelle est leur intercompréhension
possible ? La question est encore de lordre du concevable, puisque les soufis
sont des êtres humains dont il ne paraît pas possible de nier leur monde vécu,
même si lon pressent quil nous est étranger parce quétrange.
Mais la question devient évidemment plus problématique lorsquil sagit de la
rencontre avec des « mondes vécus » plus éloignés : avec linfra-humain
(animaux...), lin-humain, lextra-humain
(« extraterrestres »...), le para-humain, le crypto-humain
(Yéti...), le non-humain, etc., dont on ignore même sils sont mondes
vécus, cest-à-dire à la fois mondes et vécus, ou lorsquil y a intrusion
inattendue dun de ces mondes dans le nôtre (apparitions de Dieu, de Satan, de la
Vierge, des Anges...).
(p.6- Padre Pio, une étude de J-M Brohm
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