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Éthique
et ontologie de la mort
Chez
Heidegger le Dasein est, on ne le sait que trop, conçu comme être vers la fin, être
vers la mort fondé sur le souci. La fin attend le Dasein, elle le guette comme une
imminence, marche à la mort, angoisse, puis esseulement sur soi-même. La mort est
possibilité la plus propre du Dasein (43). Marchant à la mort
certaine mais indéterminée le Dasein s'ouvre à une menace constante jaillissant de son
là lui-même (44). L'analyse de la mort par Heidegger, pour
contestable qu'elle soit, a au moins le mérite mais il n'est ni le premier ni le
seul d'avoir montré que l'interprétation existentiale de la mort précède toute
biologie et toute ontologie de la vie. Mais elle est également la condition indispensable
de toute recherche sur la mort, que celle-ci soit d'ordre historique et biographique ou
d'ordre psychologique et ethnologique. Une typologie du trépas caractérisant les états
et les manières selon lesquels le décès est vécu présuppose déjà le concept de
mort. De plus, une psychologie du trépas donne plutôt des renseignements sur la vie du
mourant que sur le trépas lui-même. Ce qui reflète simplement que, pour le Dasein, le
trépas ou même le moment précis où il meurt ne s'accompagne d'aucune expérience
vécue du décès factif. [...] En bonne méthode, l'analyse
existentiale précède les questions d'une biologie, d'une psychologie, d'une théodicée
et d'une théologie de la mort (45).
À cette perspective Emmanuel Lévinas en a opposé une autre où l'éthique précède
l'ontologie, où la mort rencontre le visage d'autrui et où la temporalité est comprise
comme relation avec l'Autre et l'Infini au lieu de voir en elle la relation avec la fin.
Penser donc la mort à partir du temps et de la responsabilité envers Autrui et non,
comme Heidegger, le temps à partir de la mort et l'esseulement dans le
"on" , en somme faire ressortir la question que la mort soulève dans la
proximité du prochain, question qui, paradoxalement, est ma responsabilité pour sa mort.
La mort ouvre au visage d'Autrui, lequel est expression du commandement "Tu ne tueras
point". Tenter de partir du meurtre comme suggérant le sens complet de la
mort (46).
C'est cette perspective que Louis-Vincent Thomas n'a cessé de développer dans ses
recherches thanatologiques : ouverture vers l'Autre notre prochain de l'Afrique,
responsabilité éthique envers le prochain, quand bien même il serait lointain (le
défunt, l'étranger, l'animal...), critique intransigeante de tous les pouvoirs
mortifères exercés par les thanatocrates ou militants de la mort (Viva la muerte
des fascistes...). C'est aussi au nom de cette perspective ouverte sur la Transcendance
éthique et l'Infini de la vie que Louis-Vincent Thomas s'est toujours refusé, malgré sa
prudence scientifique et sa distanciation agnostique, à railler les métaphysiques de la
survie. Sa culture philosophique lui avait fait admettre que toute âme est
immortelle comme le proclamait Platon dans Phèdre (47),
non pas forcément comme personne spirituelle ou substance, mais comme aspiration
anthropologique légitime (survivance éternelle) (48) et aussi comme projet à faire
advenir.
On peut citer ici les profondes réflexions de Max Scheler sur la mort qui, bien avant
Heidegger (les manuscrits de Max Scheler ont été écrits entre 1911 et 1923) et aussi
profondément que lui, a tenté une phénoménologie de l'essence de la mort qui
accompagne la vie tout entière à titre de partie intégrante de tous ses
moments (49), en essayant de constituer une eidétique ou une typique
idéale des formes de l'idée de survie personnelle (50). À
partir d'une analyse phénoménologique très fine de notre orientation vers la
mort où nous sentons et voyons en chaque moment individuel de notre processus
vital quelque chose s'enfuir et quelque chose approcher (51), Max Scheler
montre qu'il est de l'essence de la mort d'être une intuition interne et non pas un
concept générique empiriquement extrait d'une multitude de cas particuliers.
Même s'il était le seul être vivant sur la terre, un homme saurait toujours que la mort
l'atteindra ; il le saurait, même s'il n'avait jamais vu d'autres êtres vivants
subir la transformation qui en fait des cadavres (52). C'est cette
certitude intuitive de la mort de chacun qui est à l'origine du refoulement de la
mort, mais aussi du refoulement de la possibilité d'une victoire sur la mort par la
survie. Si la première condition d'une survie après la mort est la mort elle-même, si
l'homme moderne fait peu de cas de la survie, c'est avant tout parce qu'il nie, en somme,
l'essence et l'être de la mort (53). Cette survie est évidemment de
l'ordre de la croyance, mais elle n'est pas incompatible avec l'essence de la mort
donnée phénoménologiquement. Là est la butée épistémologique de toute étude
sur la mort, mais là est aussi, dans son énigme ou son mystère, l'incitation à penser
la survie sous toutes ses formes possibles : réelles, idéelles, symboliques,
fantasmatiques (54).
=> Quelle
thanatologie aujourd'hui ? - p.7
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Notes
(43) Martin Heidegger, Être et Temps, Paris, Gallimard,
1986 (dans la traduction hélas amphigourique de François Vezin), p. 318.
(44) Ibid., p. 320. On lira avec intérêt, dans une perspective globalement
heideggerienne, le bel essai de Françoise Dastur, La Mort. Essai sur la finitude,
Paris, Hatier, 1994.
(45) Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., pp. 301 et 302. Si
Heidegger a été un immense philosophe il a aussi été, il n'est pas inutile de le
répéter surtout dans le contexte d'une analyse existentiale de l'être vers la
mort, un philosophe nazi qui s'est enthousiasmé pour la révolution nationale du
national-socialisme. On ne peut lire ses Écrits politiques (Paris, Gallimard, 1995
et surtout la présentation apologétique de François Fédier qui tente de justifier
l'injustifiable en parlant d'une erreur commise par le philosophe de Fribourg alors
qu'il s'agit d'engagement conscient pour A l'Allemagne nouvelle) sans un profond
haut-le-cur. À cet égard les heideggeriens français patentés qui ont toujours
tenté d'exonérer Heidegger de sa responsabilité historique ont été, et sont toujours,
dans l'incompréhension du rapport profond entre la politique de Heidegger et sa
philosophie. Il suffit de lire Introduction à la métaphysique (1935), (Paris,
Gallimard, 1994), pour comprendre à quel point, sur le fond, Heidegger
partageait les convictions nazies concernant le peuple allemand, peuple
métaphysique le plus en danger (p. 49), pour une prise en charge
de la mission historiale de notre peuple en tant qu'il est le milieu de l'Occident (p.
61). Indépendamment de ses attaques contre le communisme russe et le
marxisme, Heidegger a parsemé son cours d'allusions très claires à la situation de
l'Europe, au destin spirituel de l'Occident et à la décadence spirituelle de la terre.
Voici un exemple de l'analyse de l'être d'un étant : Un État il est. En
quoi consiste son être ? En ceci que la police d'État arrête un suspect, ou en ce
que, à la chancellerie il y a tant et tant de machines à écrire en action, qui prennent
ce que leur dictent des secrétaires d'État ? Ou bien est-il dans l'entretien
du Führer [sic] avec le ministre anglais des Affaires étrangères? L'État est. Mais où se cache l'être? (p. 46). Et où - ou
derrière quoi- se cachent les heideggeriens ?
(46) Emmanuel Lévinas, La Mort et le temps, op. cit., p. 122.
(47) Platon, Le Banquet. Phèdre (traduction Émile Chambry), Paris,
Garnier-Flammarion, 1964, p. 124. Dans le Phédon, on le sait, Platon développe
longuement l'idée que l'âme est immortelle et impérissable in Apologie de
Socrate, Criton, Phédon (traduction Émile Chambry), Paris,
Garnier-Flammarion, 1965, p. 168.
(48) Ludwig Feuerbach dans Pensées sur la mort et sur l'immortalité (Paris,
Éditions Pocket, 1997) retrace de manière critique les étapes historiques de cette
croyance en l'immortalité.
(49) Max Scheler, Mort et survie, Paris, Aubier, 1952, p. 34.
(50) Ibid., p. 77.
(51) Ibid., p. 22.
(52) Ibid., pp. 18 et 19.
(53) Ibid., p. 16.
(54) Il y aurait lieu ici de relire attentivement Arthur Schopenhauer qui, dans une
perspective philosophique autre que la phénoménologie, a soutenu l'indestructibilité de
notre être véritable à partir d'une métaphysique du vouloir-vivre: De ce que nous
sommes maintenant, écrit Arthur Schopenhauer, il résulte, tout bien pesé, que nous
devons exister en tout temps. Car nous sommes nous-mêmes l'être que le temps accueille
en lui, pour combler son vid : c'est pourquoi cet être occupe la totalité du temps,
présent, passé et avenir, de la même manière, et il nous est aussi impossible de choir
hors de l'existence que hors de l'espace (Métaphysique de l'amour.
Métaphysique de la mort, Paris, UGE, 1964, p. 138).
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