Cent ans après, il hante encore
les esprits. Le mot que Cazalis lui lançait en 1867 sonne toujours juste : "nul plus que toi n'a médité et souffert, nul n'est
entré plus avant que toi dans l'abîme."
Il nous semble que le poète continue de se tenir au milieu de la toile, dans un silence
inviolable, telle "une araignée sacrée". Il aimait décidément se voir en insecte: "termite silencieux, je creuse
et je travaille". Le patient
travail de fourmi se poursuit en sous-sol. Toujours en silence, l'échappée mallarméenne
peut encore nous surprendre, nous faire voyager à bord d'un vers résolument libre : "on a touché au vers" disait-il pour bien marquer le caractère subversif de
l'entreprise.
Nous sommes en arrêt sur cette image du poète, comme figé dans la glace:
il semble encore là, pris dans le labyrinthe de sa propre pensée, torturé par la langue
qu'il a osé toucher pour enfin lever un coin du voile. Cette scène primitive du poète
moderne à la recherche de ses origines semble dire que depuis Mallarmé on n'écrit plus
comme avant, ou plus vraiment: il a tenté l'aventure de la déconstruction du langage,
acceptant pour cela d'en payer le prix :
frôler la folie,
laisser le Rêve envahir un cerveau alors en proie à la crise de vers. Il entendait
libérer la poésie à l'époque où certains tentaient de rompre d'autres chaînes: la
clinique analytique allait bientôt révolutionner la psychiatrie. |
Depuis sa chambre de la rue de
Rome, aux carreaux bombés à force de contenir la pensée, Mallarmé tentait de
transformer un Paris-malaise en Paris de l'imaginaire. A Valvins, où chacun peut à
présent, au risque de céder à un délicieux penchant fétichiste, prendre la mesure de
cet univers mallarméen, admirer les bibelots dont parle l'uvre, et plonger à son
tour dans la rêverie, le poète épris de l'Azur allait de temps à autre chercher
un peu d'air pur.
Car sous le masque insistant de l'hermétisme, Mallarmé, qui considérait
l'étiquette d'obscur comme une injure, entendait surtout donner un sens plus pur aux mots
de la tribu. En cela, il a ouvert des voies que nous n'avons pas fini d'explorer, car nous
sommes tous condamnés à dire, à tenter de saisir un réel qui échappe, et nous sommes
donc en quelque sorte mis au pied du mur du langage.
Il est des peines moins douces.Y a-t-il
d'ailleurs autre chose à faire pour
un poète que de se jeter dans cette folle entreprise forcément solitaire :
"rêver et tenter
autre chose, avec une patience d'alchimiste?"
Mais cette fin de siècle rime décidément
encore avec galère et exclusion. Art-Dèche: c'est à ces deux mots que j'ai dédié ma vie, disait
Mallarmé à un ami.
Troublant paradoxe, puisque la poésie apparaît comme un luxe, à qui refuse de se
servir de la langue comme d'une monnaie. Lui dont la position de retrait a parfois été
assimilée à une forme de désengagement était peut-être a contrario pris dans un
engagement extrême, radical, impossible: "la seule occupation d'un homme qui se respecte est à
mes yeux de regarder l'Azur en mourant de faim."
- A l'aube du vingt-et-unième siècle,
l'incertitude de Mallarmé nous poursuit:
"y a t-il vraiment lieu
d'écrire? "
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Philo-livres, j'aime les livres
-aperçu, par l'auteur.
Anne Bourgain Wattiau
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