LES
FLEURS BLEUES de
Raymond Queneau.
-IV-
c'est plein d'astuces!
UNE
ÉCRITURE
PAS POSSIBLE
!
3-
il y a plein d'astuces plus ou moins
vaseuses - 4-
Ca va dans tous les sens!
3- Culturel, avec ça!
Dans cette mixture, se
glisse tout un assaisonnement de
citations et d'allusions plus ou moins déguisées:
Le cheval préféré du
duc s'appelle "Démosthène, parce qu'il parlait même avec le mors
entre les dents". Le grand orateur grec s'exerçait, dit-on, à parler
très distinctement avec des cailloux dans la bouche. Le diminutif de ce cheval,
"Démo" (des mots), confirme son caractère loquace, (mais il
lui arrive aussi de prendre le mors aux dents).
-"ogre ne daigne,
bougre ne veux, Auge suis", la
devise du sire de Coucy dit quelque chose de ce genre,
-"c'était l'heure
où les ouatures vont boire",
sonne de façon moins hugolesque que l'alexandrin de Booz endormi:
"c'était l'heure tranquille où les lions vont boire",
-"notre bonne
Lorraine qu'Anglais brûlèrent à Rouen", se
trouve parmi les Dames du Temps Jadis chantées par Villon,
-"son palais du
Louvre, aux barrières duquel veille la garde",
c'est à peu près ce qu'affirme Malherbe,
-"ma péniche est une
demeure chaste et pure", le
Faust de Gounod chante ce genre de demeure,
-"Sthène vient de
relire tout Homère en trois jours",
ce fut l'ambition exprimée par Ronsard dans une de ses odes, plus tard, le studieux
animal appréciera beaucoup le "Voyage
du Jeune Anacharsis en Grèce",
-"mon écurie natale
qui m'est une province", il
connaît aussi du Bellay!
-"et moi aussi, je
suis peintre", se serait
écrié le Corrège, devant une œuvre de Michel-Ange,
-"je serai superbe et
généreux", l'amoureuse
Dona Sol qualifiait Hernani de "lion", avec ces épithètes,
-"tu
quoque, fili!",
le duc fait à son cheval le
même reproche que César à son fils adoptif, Brutus.
... et il y en a d'autres!
4- Quel méli-mélo!

Anachronismes, et
changements de styles mènent une
joyeuse sarabande.
Non seulement le passage
d'un personnage à l'autre nous jette sans crier gare d'un moment à un autre,
mais les périodes et les niveaux de langue
se chevauchent à l'intérieur de
chaque séquence.
Quelques anachronismes:
-Le duc, menacé d'une
très forte emmende par le roi Louis IX, argumente: "Je
n'ai pas droit à une petite réduction, en tant que croisé de la
septième?"
-Il avait rappelé
auparavant les "fièvres paludéennes ramenées de Damiette et autres
colonies lointaines".
-Comme, sans l'écouter,
le hérault lui réclame un "à compte provisionnel", avec des
"frais d'enregistrement", il s'exclame "Jarnicoton!",
juron qui fut inventé plus tard par le Père Coton, confesseur d'Henri IV,
et il prévoit déjà "les
aristocrates à la lanterne".
-La charmante Russule, qui
vit au temps de Charles VII, chante "Dansons
la Carmagnole, vive le son du canon".
-La reine-mère, on
hésite entre Catherine de Médicis et Anne d'autriche, d'ailleurs qu'importe,
fait de Biroton "l'évêque
in partibus de Sarcellopolis".
-Malplaquet répugne à
utiliser la fourchette, dont l'usage n'est pourtant plus une nouveauté, "je
ne trouve pas ça propre, ces outils. On ne sait pas où ils ont traîné avant,
tandis que ses douas, on sait toujours où on les a mis".
On parle un peu avant la
lettre d'Histoire de l'Art et de Préhistoire.
-On va chercher "du foin à
Inno."
Des niveaux de langue
fluctuants:
On peut dire en gros que
sur
un niveau de langue normal ,et globalement correct, malgré tout ce que nous
venons de dire, l'univers où
évolue le duc est marqué par un style plus soutenu, avec des recherches
d'archaïsmes, que celui, plus familier, de Cidrolin.
Mais ce serait trop simple!
Nous avons une
permutation significative dans l'interversion des prénoms: Russule, au
nom champêtre, puisqu'il est celui d'un champignon, sera duchesse, tandis
qu'Alix (Lalix) devient la compagne de Cidrolin.
-Et, de fait, Cidrolin se
montre souvent beaucoup plus policé que le duc. Lalix parle de façon plus
académique que la comtesse d'Empoigne.
Il y a beaucoup
d'aménité dans son dialogue avec le gardien du campigne voisin: "j'ai
pensé: où a-t-il pu aller la chercher, cette personne?
- sur le trottoir qui menait de Bretagne en Zambésie ou dans la république du
Capricorne (= à la
prostitution)...
- Pays bien éloignés. Si je
comprends bien...
- vous m'avez compris.
- vous commîtes là une bonne action..."
-Un passant inconnu
s'entend dire: "Je vous prie de m'excuser. Je vais continuer ma
promenade antéprandiale dont je n'ai pas achevé le circuit", un
autre, ou le même, aura droit à un alexandrin: "(L'automne
approche.) Mon automne éternel. ô ma saison mentale."
-Dans une réunion de
famille, où le ton n'est pas distingué du tout, va apparaître un passé
simple: "vous souffrîtes?", de même, dans une conversation
ordinaire: "vous le
connûtes? ... découvrîtes-vous la pierre philosophale?".
-Dans l'univers ducal, au
langage assez soutenu, disions-nous, nous
'tombons' sur des trivialités ou des naïvetés:
"bien dépité... il
se pointe...", "il se tape" des
nourritures délicieuses, "il
donna un violent coup de poing et gueula...",
"moi pas être intellectuel", déclare-t-il,
lors d'une entrevue avec saint Louis.
-Au cours d'une discussion
théologique avec son chapelain, "le
duc lève la main pour lui donner une mornifle".
-Un très bon exemple du
mélange
de tons se rencontre dans le récit de la marche nocturne du duc perdu en
forêt, où circule un vague souvenir du Petit Poucet:
"Il fit noir, et
même nuit noire. Le duc s'obstinait à cheminer, mais tombait dans des
fourrés, ou s'écrasait le nez ... en jurant... sans respect pour la nocturne
beauté de ces lieux. Il commençait à en avoir marre, mais vraiment marre,
lorsqu'il aperçut, piquée sur le sombre satin des ténèbres, une lueur... une
chaumière... il veut pousser la porte... la porte résiste: la lourde est
bouclée... la porte s'ouvre comme par enchantement, une radieuse apparition
fait son apparition... Pauvre messire, dit la jeune personne d'une voix
vachement mélodieuse... venez partager ma modeste pâtée de châtaignes et de
glands... - C'est tout ce qu'il y a à bouffer?... la tendre enfant le regarde
... avec une timidité de bon aloi. Lui, il l'examine: "Vous êtes un rien
gironde"... elle fait semblant de ne pas réceptionner le madrigal..."
Et ainsi de suite.
L'effet de mélange se
retrouve dans le contraste entre le sujet et le style choisi. Plus une chose est
triviale, plus le ton est relevé, moins une chose a d'importance, plus
soigneusement on la décrit, ou l'inverse.
-Nous en avons des
exemples dans le récit que nous venons de citer, et, plus haut, dans les
explications de Cidrolin concernant les ordures. Lisons aussi la description
minutieuse de la casquette du patron du bar La Biture, personnage absolument
épisodique (mais qui porte le même prénom que l'abbé Biroton, allez donc
savoir pourquoi): on nous lance carrément sur une fausse piste!
... etc...
-Voilà "de la
belle ouvrage" , comme disait aussi Péguy, mais avouons qu'il faut le
solide bagage du français moyen pour "capter" tout ça !!!!...
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suivante: Comme qui dirait du Rabelais.
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