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Rubrique Littérature : http://www.philagora.net/frindex.htm 

LES FLEURS BLEUES de Raymond Queneau. -V-

Comme qui dirait du Rabelais !

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Des personnages, un style, une ambiance.

-Le duc d'Auge, avec sa force, son appétit un peu ogresque, sa sensualité, ses grosses colères, se meut dans une ambiance qui rappelle l'univers rabelaisien.
"Le duc d'Auge attendait le souper ... en dévorant un fromage d'anguilles dont il arrosait chaque bouchée d'une bonne lampée de vin clairet... On entame le souper qui débute par trois potages de couleurs différentes... Ensuite, on se tape du rôti avec de la sauce aux bourgeons et de la sauce à la noix muscade. On vuide des pintes. Après cela, on attaque le second rôt bien épicé, on vuide d'autres pintes, on achève sur des confitures sèches et des sucreries."
Notons en passant, que Cidrolin, qui n'est pas si drôle, hein, que le duc (bof, bof!), est cependant capable, lui aussi, de s'offrir un festin pantagruélique:
"du caviar frais gros grains... ensuite un coulibiac de saumon que suivrait un faisan rôti qu'accompagneraient des truffes du Périgord... insérer un vol au vent entre le coulibiac et le faisan...après le fromage, ... un soufflé aux douze liqueurs... l'essence de fenouil... un carafon de vodka russe, une bouteille de chablis 1925 et une bouteille de château d'arcins 1955... un repas de six mille calories au moins."
-Pour faire soigner ses bêtes, le duc réclame à l'aubergiste "bon foin", "bonne paille" et "belle avoine", épithètes pleins d'une sympathie universelle et d'une joyeuse gourmandise, venues tout droit de chez Rabelais.
Il descend vers les cuisines, "dévorer au passage un ragoût d'alouettes rien que pour s'aiguiser les dents... se régale, broie les os, lèche ses douas, vide des pintes. Il s'épanouit. Il sourit."
-Sans se montrer obsédé, il ne dédaigne pas non plus la bagatelle. Il lui arrive de profiter de ses passages à Paris pour visiter les p... . A l'auberge de l'Homme Sauvage, il tapote la croupe de la servante, et voudrait "mêler anatomie et gastronomie". L'apparition de la jeune Russule "d'une esthétique impeccable" est loin de le laisser indifférent, il accepte volontiers de "jouer" avec elle, et il décidera même assez vite de l'épouser.

Comme Panurge, c'est un grand enfant, tout entier dans l'instant présent, qui se livre sans retenue à ses pulsions.

S'il n'est pas satisfait de son cuisinier, de son page, ou de quiconque se trouve à sa portée, et, tout simplement, si quelqu'un l'agace, il l'injurie, lui lance une gifle magistrale, se jette sur lui, arrache une de ses oreilles, casse une chaise sur ses épaules, ou lui brise quelques os.
Son chapelain, l'abbé Onésiphore Biroton a souvent l'occasion d'essuyer ses accès d'humeur:

"Je n'ai pas besoin de toi pour d'aussi médiocres propos, je serais bien capable de les inventer tout seul... J'exige une autre réponse."
Et il dirigea vers le tibia droit de l'abbé un coup de savate qui atteignit son but. Onésiphore voulut répliquer d'une ruade dans le ventre, mais elle fut esquivée et il alla s'étaler. Le duc aussitôt lui saute dessus et commence à le piétiner en criant:
"Réponds, petite tête de clerc, réponds!"
-Soyons justes, il est admis que l'abbé agressé rende la pareille, d'ailleurs, le seigneur d'Auge est une force de la nature, à qui les coups semblent faire plus de plaisir que de mal.
Notre duc, qui est ami du progrès, a acheté des canons et il a envie de les étrenner. Apparaissent justement à portée de tir deux personnages montés sur des mulets, ce sont l'inévitable Biroton et son acolyte, le diacre Riphinte. On les prend pour
cibles, sans imaginer qu'ils peuvent en être émus, blessés ou carrément tués:
"On va leur faire une bonne blague. On va leur tirer dessus un coup de bombarde et quelques coups de couleuvrine."
Il a brusquement envie de voir ses filles et les convoque sur le champ. Mais à peine a-il échangé quelques mots avec elles, que "le duc, changeant encore une fois d'humeur, invite les triplées à le débarrasser immédiatement de leur présence, sans cela, gare les coups."
-Plus proche en cela de Pantagruel que de son turbulent ami, le duc a une bonne teinture d'Humanisme , et avec lui, ses chevaux, ses abbés, toute sa maisonnée. Son double, le simple Cidrolin, apporte lui aussi sa contribution à la connaissance de la langue française.
Chacun explique soigneusement des choses souvent parfaitement inutiles, et parfois à de parfaits inconnus:
"Faire la noce... l'expression est ambigüe et le fait est que je l'utilisais dans les deux sens: petit a, se taper la cloche, et petit b, célébrer un mariage". "Jeter le manche après la cognée...
- vous êtes sûr?
Certain...
- Au fond, qu'est-ce que ça veut dire? d'où vient cette expression?
- C'est une expression du vieux temps... je vais vous expliquer. Il y avait une fois un bûcheron..."
-Sthène, qui fréquente Homère, rappelle que Xanthe, l'un des chevaux d'Achille, était doué de parole, comme lui-même, "et encore, précise-t-il, Xanthe ne parlait que par la voix d'Héra, tandis que moi, je n'ai besoin de personne pour savoir ce que je veux dire."
-Le duc, dont l'existence est sans limites, rattache tout naturellement le souvenir de la reine Anne, qui vint d'Ukraine, épouser le roi Henri I°, deux siècles plus tôt, à l'apparition du bortsch dans la cuisine française, et il s'étonne: "ce tavernier ne sait plus qui fut Anne Vladimirovitch".
Cependant, perdu dans une sombre forêt, il ne trouve guère de secours dans le souvenir du dilemme de Buridan, qu'il évoque.

On fait de l'étymologie.
-Le duc explique: "de l'espagnol pinassa, je tire pinasse, puis péniche, du latin sexta hora, l'espagnol siesta, puis sieste, et, à la place de mouchenez que je trouve vulgaire, je dérive du bas-latin mucare un vocable bien françoué, selon les rêgles les plus acceptées et les plus diachroniques."
"Nostalgie? dit Sthène, voilà un mot que je ne connais pas.
- Il est d'invention récente, dit Stèphe d'un ton doctoral. Il vient de nostos et d'algos..."
"Logorrhée? dit Stèphe, voilà un mot que je ne connais pas.
- Je pense bien, dit Sthène, je viens de l'inventer. Il vient de logos..."
-Des archaïsmes, ou des mots à l'antique, ajoutent au pastiche:
On fait "moult signes de croix", on pousse des "clameurs d'épouvantement", on devient "blanc comme craie", on a "honte et vergogne". "Lors donc sella Sthène Mouscaillot". "Ils beuvèrent" un petit verre de "liqueur ecphractique", les mets furent ensuite apportés par des "serviteurs dapifers".
"Alme et inclyte cité", déclame le cheval Stèphe, qui se prend pour l'Ecolier Limousin rencontrant Pantagruel.

-Nous l'avons déjà observé, inventer des mots est un procédé fréquent chez notre auteur, comme chez Rabelais:
On imagine, à la place de l'église Notre-Dame, "une mahomerie, pourquoi pas un boudhoir? un confucional? un sanct-lao-tsuaire?" Les oreilles "poussecailloutiennes" sont menacées par les mains ducales. On attend que l'abbé ait "itamissaesté" (ite, missa est: formule finale des messes en latin). Il faudra réciter des "patravéfitéors" (= des pater noster, des ave Maria, des confiteor, c'est à dire les principales prières en latin des "catholiches"). Le sire de Malplaquet "grimoisse d'angace" (ça, c'est un contre-pèterie). On se trouve dans une situation "cornicienne". Après la chute de l'immeuble sous les décombres duquel il reste enfoui, on s'empresse pour "désencombrer" le concierge.
-A propos des burlesqueries inspirées par la manie très française des mots en initiales, je ne résiste pas au plaisir de vous rappeler l'ératépiste, ce sympathique agent de la Régie Autonome des Transports Parisiens, aux faux airs de sportif, de membre d'une secte, ou de maniaque dangereux...
-On retrouve un peu de la verve rabelaisienne dans certains défer- lements de mots, par exemple, ces injures de la foule:
"Hou, hou, la salope, le vilain dégonflé, le foireux lardé, la porcine lope, le pétochard affreux, le patriote mauvais, le marcassin maudit, la teigne vilaine, le pleutre éhonté, le poplican félon, la mauviette pouilleuse, le crassou poltron, l'ord couard, le traitre pleutre...",
ou l'énumération des merveilles dont s'affirme capable l'alchimiste Timoleo Timolei:
"
marcher au plafond comme une mouche et sur l'eau comme Notre Seigneur Jésus-Christ, se trouver à la fois ici et en Nouvelle Espagne, voyager dans le ventre d'une baleine comme le fit le prophète Jonas, chevaucher les dauphins comme Arion, courir plus vite que ne le faisait Atalante, se déplacer dans une voiture sans chevaux, fendre les airs comme l'aigle et l'hirondelle ... comprendre le langage des abeilles, parler la langue des Topinambours sans l'avoir apprise, converser avec une personne éloignée de mille lieues, entendre l'harmonie des sphères célestes, lire sans difficulté toutes les écritures secrètes, savoir par cœur le contenu de mille et trois ouvrages, discourir de toute chose avec pertinence sans avoir jamais étudié..."

Tout ça réveille de bons souvenirs scolaires ou estudiantins.

Aller à la page suivante: Ça sent si bon la France!

I.Du français pur beurre!

II. Notre histoire de France

III. Une écriture,
pas possible!

IV. Plein d'astuces.

V.  Du Rabelais!

VI.Ça sent si bon la France

VII.Des gens de chez nous

VIII. Une famille sympa 

IX. Le bleu des rêves

X. Rêves, fantasmes

 

XI. Où en sommes-nous?

XII. Le bleu de la tendresse  

XIII. Le meilleur ami de l'homme

 

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