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Rubrique Littérature
: http://www.philagora.net/frindex.htm
LES
FLEURS BLEUES de
Raymond Queneau.
-XI- Où en
sommes-nous?
- des originalités communes -
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Il faudrait savoir si, en fin de compte, il y a un fil conducteur. Essayons de résumer une sorte d'argument.
-Puisque le duc ouvre et ferme le roman, on peut penser qu'il en constitue le fondement. Il
incarnerait la mémoire commune de l'humanité, un passé où chacun de nous, représenté ici par
Cidrolin, puiserait la matière de ses rêves.
-Cidrolin, personnage à facettes, tour à tour retraité inoffensif et truand dangereux, suggérerait que le même être humain est capable du meilleur et du pire et le duc le retrouverait pour l'aider à mettre un terme à ses ruminations? Ce serait une façon de comprendre sa réponse au cheval Sthène:
"Nous sommes peut-être arrivés".
-Par le symbole du Déluge, où la vie, après la punition purificatrice de l'eau, prend un nouveau départ, on peut penser que rien n'est impardonnable, et que tout s'arrange, en fin de compte. Ainsi,
Lalix, après avoir vivement rejeté Cidrolin, revient-elle à lui, malgré ses
zones d'ombre.
Cidrolin, le duc d'Auge: l'envers l'un de l'autre?
Ils sont aussi humains, aussi vraisemblables l'un que l'autre, Cidrolin, avec cette sorte de sagesse que donne l'expérience des coups durs, le duc, avec l'inconscience, les caprices, la largesse, l'autorité impérieuse de ceux que la vie a toujours privilégiés.
Ils ont, en tout cas, des vécus très différents.
-
Cidrolin n'a pas grand-chose pour occuper ses journées, alors que le duc a sans cesse de nouveaux projets en tête, cavalier infatigable, il est toujours en mouvement.
-
Le duc surfe sur les vagues du temps et réagit à chaque instant aux nouveautés qui se présentent. Au contraire, Cidrolin n'en finit pas de remâcher des faits passés qu'il voudrait cacher, mais qu'il avoue malgré lui dans les graffiti qu'il s'adresse à lui-même.
Nous verrons cependant qu'à la fin, les rôles semblent s'inverser, le perpétuel voyageur regagne son château, le dormeur casanier quitte sa péniche tranquille, gagne la rive et disparaît... vers l'aventure?
Ils ont des personnalités différentes.
Le
duc est tout d'une pièce, alors que le petit père tranquille du début n'est pas du tout celui qu'on croyait.
Celui dont la violence pouvait inquiéter est un brave homme pas dangereux. Le retraité sur sa péniche a fait partie du Milieu.
En effet, l'histoire de Cidrolin se découvre peu à peu.
Il a travaillé avec Albert, le caïd, qui lui en garde une certaine reconnaissance.
Était-il son homme de main? Sa déclaration: "Je ne suis pas un
assassin", n'est pas rassurante: ni vous ni moi n'aurions l'idée de nous disculper sur ce point!
Etait-il plutôt un
"beau gosse", servant de rabatteur?
En tout cas, il sait qu'il faut se préserver des sales affaires de mineures et il connaît le scénario qui entraîne les provinciales naïves fraîchement débarquées à Paris dans la terrible spirale de la prostitution:
"Tu te pointes avenue du Maine... tu vois une fille qui descend du train d'Avranches, tu lui dis: mademoiselle... Y en a des tas qui préfèreraient ma péniche au bordel argentin ou au harem pétrolier... ça devrait sembler plus agréable que de se faire trombiner par une nuée de gauchos ou un sheikh polygame et roteur".
Il connaît la manière dont Albert donne des
"conseils" et s'inquiète auprès de Lalix: "J'espère qu'il ne vous a pas fait trop mal.
- Eh, il n'y allait pas de pied mort, mais j'ai vite compris".
A ce métier, il gagnait gros, menait la grande vie et fréquentait tous les de-luxe parisiens. Mais un jour, les choses ont mal tourné et il en a pris pour deux ans (nous voyons qu'Albert se fait pincer, lui aussi).
De cette période faste, il conserve une garde-robe correcte et un petit magot. Il peut se permettre de posséder une jolie péniche et s'offrir une gouvernante à plein temps. |
3- Des originalités communes.
Entre ces deux personnages radicalement différents, existent de curieuses similitudes, qui portent sur des caractéristiques relativement extérieures, mais nous permettent de les identifier l'un à l'autre.
Des similitudes permanentes:
- leurs nombreux prénoms,
- leur goût inconditionnel pour l'essence de fenouil à l'eau plate de la marque Cheval Blanc,
- leur capacité ogresque devant un repas pantagruélique,
- leur habitude d'"examiner un tantinet soit peu la situation
historique," et de murmurer "encore un de
foutu", le premier réflexe surtout fréquent chez le duc, et le second, chez
Cidrolin.
- leur situation de famille. Tous deux ont des filles triplées qui ont coûté la vie à leur mère, l'une des trois est un peu demeurée. Pères et descendants partagent la même absence d'affectivité.
Beaucoup de choses coïncident de façon floue, avec un décalage par rapport au déroulement du récit, à la situation, ou au détail des faits:
- Les deux pères réussissent à marier leurs trois
filles:
Cidrolin a des problèmes pour caser Lamélie, tandis que ses deux soeurs sont mariées depuis quelque temps.
Le duc, lui, règle l'affaire d'un seul coup en dénichant trois prétendants.
- Ni l'un ni l'autre ne débourse pour établir ses
enfants, mais le duc se débrouille pour obtenir des pensions à ses futurs gendres.
Chez Cidrolin, les jeunes ménages semblent prospérer, mais chez le duc, une fille meurt, une autre, quittée par son mari, revient dans sa famille.
- Chacun des deux héros refait sa vie sur le tard avec une fille de
bûcheron:
Russule, que le duc épouse, n'existe que par son physique, elle trompera son mari et mourra sans lui laisser de regrets.
Lalix, qui se lie à Cidrolin, s'impose par son caractère ouvert, sa générosité, son bon sens. On imagine que son couple sera durable et heureux.
Inversion amusante: la duchesse porte le nom rustique d'un champignon, Russule, alors que la fiancée du repris de justice s'appelle d'un nom qui a de la classe, Alix, popularisé en
Lalix,
- Le duc a un chapelain qui s'appelle Onésiphore, comme le tenancier du bar Biture fréquenté par Cidrolin et ses amis du Milieu. Ce prénom inhabituel signifie
"celui qui rend service"...
- Les deux personnages ont du goût pour la peinture et pour la
supercherie, ce qui fait d'eux des faussaires, mais chacun dans le
registre qui convient à son statut social: l'un décore la grotte d'Altamira, l'autre se taggue lui-même de façon injurieuse. Et chacun connaît la duperie de l'autre!
- Tous les deux bons dormeurs, ils font des rêves, le duc s'y réfère parfois, mais sans s'y complaire. En revanche, nous avons noté qu'ils comptent beaucoup dans la vie de
Cidrolin, et c'est lui, le plus souvent, qui reconnaît confusément personnages ou situations rencontrés lors des songes,
"ça me dit quelque chose..."
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De l'un à l'autre.
On ne nous annonce pas clairement que l'un rêve l'autre, la chose s'impose peu à peu.
Le récit est découpé en une trentaine de séquences relativement courtes, d'une à dix pages, qui nous font passer d'un personnage à l'autre.
Différents moyens plus ou moins élaborés assurent la transition:
- Une douzaine de débuts de chapitres nous font changer d'époque.
- Le sommeil de l'un s'achève sur le réveil de l'autre une quinzaine de fois.
- Des enchaînements plus subtils sont ménagés par un point commun:
sujet de conversation ou interlocuteur (un bûcheron, un prêtre, des religieux mendiants, un mammouth, un cheval), lieu ou occupation (un restaurant, une recherche),
question-réponse,
appel...
Voici le passage du duc à Cidrolin le plus soigneusement décrit:
"Il s'effondre en une méditation morose qui tourne à la somnolence. Il ne sent plus la terre ferme sous ses pieds, il a l'impression de vaciller, la chaumière commence à devenir incertaine, il va pouvoir s'étendre sur la chaise longue sur le
pont".
La rencontre entre le duc et Cidrolin se fait, elle aussi, progressivement (en deux pages et demie):
Nous voyons deux véhicules tirant l'un une roulotte, l'autre un van, elles sont immatriculées en province. Le premier conducteur cherche un lieu de camping pour la troupe. Viennent enfin les présentations:
"Auge.
- Cidrolin".
Leur histoire sera commune pendant cinquante pages, jusqu'à la fin du récit.
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Mis face à face.
Ils ne peuvent évidemment pas se reconnaître. En effet, ils ne sont pas des sosies, et
chacun se sent lui-même, de sorte qu'en se découvrant les mêmes prénoms que le duc, Cidrolin déclare:
"Je ne me vois pas m'appelant sous les espèces d'un autre."
Une autre raison de ne pas reconnaître le personnage qu'ils sont en songe, c'est qu'ils ne le voient pas plus qu'ils ne se voient dans leur vie réelle: Plongés dans une situation donnée, avec une identité implicite, ils y sont acteurs, pas spectateurs.
Du reste, ils ne disent pas "J'ai rêvé que j'étais un duc, ou que j'étais un
retraité", mais par exemple, "Je rêve souvent que je suis sur une péniche, je m'assois sur une chaise-longue, je me mets un mouchoir sur la figure et je fais une petite
sieste.":
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ils vivent des faits, se trouvent dans différentes circonstances, mais leur moi reste leur moi...
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