Réflexions sur la nature de
l'esprit par Pierre Lachièze-Rey
p.10
p:1
Introduction
p:2 Nature et hasard
p:3 L'esprit directeur
p:4 La répétition intentionnelle
p:5 Esprit et mémoire
p:6 Esprit et fidélité à soi
p:7 Esprit et progrès par
l'intersubjectivité
p8: Les problèmes de
l'intersubjectivité
p9: Caractéristiques de l'esprit
p10: Esprit et liberté
p11: Liberté et valeur -
Conclusion
Esprit et liberté
Ce problème de la
liberté de jugement soulève de nombreuses difficultés et réclame
d'autre part de nombreuses
précisions. On confond en effet sous ce nom des idées fort
différentes. Pour Platon, pour beaucoup de philosophes et même pour Spinoza à certains égards, la
liberté caractérise un mode
rationnel d'action. On connaît la fameuse parole prêtée à Socrate:
nul n'est méchant
volontairement. On a considéré qu'il y avait là un paradoxe. Ovide
n'a-t-il pas dit: video meliora,
deteriora sequor. Mais envisager les choses sous cette forme, c'est
commettre un contre sens.
L'école socratoplatonicienne donne en somme tout simplement une
définition de la liberté. Celui qui
n'agit pas rationnellement n'est pas libre: ou c'est un ignorant, - ou
il est entraîné par ses passions. Une
pareille conception est purement logique et ne comporte aucune
difficulté.
On retrouve cette
conception chez le père Marc dans sa Psychologie réflexive
et, comme nous l'avons dit, beaucoup
d'auteurs n'en conçoivent pas d'autres. Dans ces conditions, et
Spinoza n'hésite pas à le
dire expressément, le sage diffère de l'insensé exactement comme
l'homme diffère de l'animal
ou l'animal du corps brut. Il y a dans le monde des Achille et des
Thersyte comme il y a des
êtres différents. Tout ceci n'offre aucune difficulté.
Mais la difficulté
commence et s'affirme avec le problème de savoir Si nous sommes libres
d'être libres, s'il dépend de nous de l'être ou de ne pas l'être,
c'est-à-dire du libre-arbitre. Ceux qui pensent se tirer d'affaire en
éliminant le libre-arbitre ne savent pas ce qu'ils font. En réalité,
malgré l'apparence rationnelle de leur système, ils réduisent l'homme
au rang de chose et on peut reprendre ici dans un sens péjoratif une
formule que Leibniz et Spinoza adoptent avec orgueil, ils réduisent
l'homme au rang d'automaton spirituale. Ici encore il nous faut recourir
à Descartes pour en tirer quelque lumière.
Descartes a écrit que
" la liberté d'indifférence était le plus bas degré de la
liberté )). On rappelle souvent cette formule, mais on oublie de dire
qu'il y a chez Descartes deux sortes d'indifférence. L'indifférence
dont il parle ici est celle où la volonté n'a pu malgré elle
s'éclairer comme elle aurait voulu et où finalement malgré le désir
d'une plus grande lumière, elle joue finalement à pile ou face et
s'abandonne à une décision qui se rapproche plus ou moins du hasard.
Mais, à côté de
cette liberté d'indifférence qu'on pourrait appeler inférieure,
Descartes admet une liberté d'indifférence supérieure, celle de dire
oui ou non, en somme celle de s'attribuer l'acte quel qu'il soit, et
avant toute délibération. Quoi que je fasse, c'est moi qui le ferai.
Or, cette conception
qui, en somme, fait de l'homme, au moins à certains égards, un
commencement absolu, présente de nombreuses difficultés, sans qu'on
puisse cependant l'éviter Si on veut faire de l'homme quelque chose et
Si on veut d'autre part attribuer quelque mérite ou quelque démérite
à ce qu'il pourra faire.
Les difficultés ne
viennent pas du déterminisme. Il y a longtemps qu'on a cessé de poser
les difficultés sur ce terrain. D'abord le déterminisme n'est qu'une
hypothèse. Et puis le déterminisme ne peut exister que par son
affirmation laquelle étant un acte de penser ne relève pas du
déterminisme mais de principes. C'est pourquoi on doit considérer
comme une vague fantaisie de savants et un produit de l'ignorance la
querelle actuelle autour du principe d'indéterminisme de Heisenberg.
Que ce principe ait une valeur scientifique ou qu'il soit simplement le
produit d'une ignorance actuelle et provisoire, peu importe. Dans tous
les cas Si même il existait de l'indéterminisme dans la Nature, cet
indéterminisme n 'aurait rien à voir avec la liberté, mode d'action
d'un être raisonnable, même quand il ne l'est pas.
La vraie difficulté
est d'ordre métaphysique et elle vient de ce que l'homme n'est pas un
être premier. Comment un être qui n'est qu'une créature secondaire
peut-il prendre une initiative absolue? Il restera toujours là un
mystère, mais un mystère qu'il est nécessaire d'admettre Si on ne
veut point réduire l'homme au rang de chose et supprimer tout sens à
l'univers. Seulement s'il reste ici un mystère, il faut admettre
nécessairement les conditions qui permettent le mystère, et Blondel
les a nettement mises en lumière. La liberté ne peut sortir de la
nature, car, de la nature il ne peut sortir qu'une nature. Dieu seul,
quel que soit le mystère d'une pareille position, peut créer une
liberté. La liberté n'est donc possible que par Dieu bien qu'elle
reste mystérieuse.
Mais examinons le
problème de plus près. Chacun, d'après ce que nous avons dit, a une
nature, nature qui est un donné dont nous cherchons les causes et qui,
naturellement, modifie la responsabilité et les possibilités de
chacun. L'Evangile reconnaît cette situation puisqu'il n'attribue pas
les mêmes talents à chacun. Mais, à côté de la nature, il y a
l'esprit pilote et l'esprit pilote est rationnellement impressionné et
dirigé par les autres esprits de même sorte: "Ne jugez point,
et vous ne serez point jugés". Charles Péguy a particulièrement
insisté sur ce jeu mutuel des libertés, l'apôtre a dit que nous
étions responsables du genre humain, et le théâtre et le cinéma
moderne ont maintes fois insisté sur le caractère collectif de notre
responsabilité.
Il en résulte que,
tout en attribuant à chacun une dose déterminée de liberté, il est
impossible de la délimiter et que cette liberté lie peut être
attribuée collectivement qu'à l'humanité.
Quant à l'initiative,
à la liberté, quelque mystérieuse qu'elle soit, elle est la condition
de tout mérite, même religieux et surtout religieux, de telle sorte
que MM. Vialatoux et Latreille ont pu considérer que toutes les
conceptions pouvaient se rejoindre dans une théorie sociale qui se
proposerait comme but le développement maximum de cette initiative,
c'est-à-dire précisément de la liberté.
Ce problème de la
liberté qu'on ne peut résoudre partiellement qu en faisant de la
liberté une oeuvre collective dans laquelle nous sommes tous solidaires
sans qu'on puisse attribuer à chacun une part définie soulève un
grand nombre de questions, depuis les questions politiques jusqu'aux
questions métaphysiques.
Au point de vue politique la question
est à la fois matérielle et morale. Saint Thomas disait déjà qu'un
minimum de bien-être est nécessaire à l'exercice de la vertu, et à
la résurrection de la fille de Jaïre le premier mot du Christ avait
été: " Donnez-lui à manger ". Elle est matérielle aussi au
point de vue de l'organisation de l'instruction et de toutes les
institutions qui peuvent favoriser ou entraver une libre décision.
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valeur - Conclusion
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