Réflexions sur la nature de l'esprit
par Pierre Lachièze-Rey
p.3
p:1
Introduction
p:2 Nature et hasard
p:3 L'esprit directeur
p:4 La répétition intentionnelle
p:5 Esprit et mémoire
p:6 Esprit et fidélité à soi
p:7 Esprit et progrès par
l'intersubjectivité
p8: Les problèmes de
l'intersubjectivité
p9: Caractéristiques de l'esprit
p10: Esprit et liberté
p11: Liberté et valeur -
Conclusion
L'esprit directeur
Mais,
à côté de ces pures données, à côté de ces naturels anarchiques,
il y a ce qu'on pourrait appeler l'esprit directeur, domaine de la
rationalité et de la judication. Ce qui caractérise cet esprit, ce
n'est pas qu'il soit bon ou mauvais, mais tout d'abord que nous nous en
attribuons l'initiative. On peut avoir un tempérament ou plutôt un
naturel bon ou mauvais, et cela dans des proportions multiples, mais il
dépend de nous de l'accepter, de le modifier ou de l'utiliser. Par
exemple Socrate déclare qu'il y avait chez lui à l'état de nature les
instincts les plus condamnables, mais qu'il s'en est rendu maître,
Descartes parle de l'art d'apprivoiser ses passions. Quand nous avons
interprété la philosophie de Blondel nous avons cru que le véritable
moi, son naturel fondamental, était précisément cette nature
concrète qui pouvait être considérée comme une puissance orientée,
et nous l'avons assimilée à la volonté voulante, de telle sorte que
la connaissance discursive, la puissance génératrice des idées, avait
avant tout pour rôle de lire en elle, de lui faire savoir
progressivement ce qu'elle voulait et de lui permettre de se réaliser.
Nous interprétions l'amour platonicien de la même manière dans Le
Banquet. En somme ce naturel nous paraissait, au moins dans
certaines circonstances, être révélateur et l'on devait lire en lui
la destinée de l'homme. Nous reprochions à Kant d'avoir prétendu
qu'on ne pouvait pas lire dans ce qu'il appelait en gros la sensibilité
et que la prétention de trouver en elle l'énigme de notre finalité
était Schwärmerei, c'est à dire illuminisme. Maintenant notre
conception a changé. La nature est un donné variable qui ne peut rien
nous révéler. Elle est, comme le monde extérieur, un monde intérieur
plus intime, mis à notre disposition et dont nous devons faire le
meilleur usage, mais l'usage à en faire relève d'un domaine rationnel,
du domaine de l'esprit que nous appellerons, Si l'on veut, l'esprit
pilote, c'est-à-dire, de l'esprit qui sait ce qu'il fait, qui sait ce
qu'il veut avant de le faire.
Car il
y a un esprit, ou plutôt une fraction de l'esprit qui a un rôle de
direction. Et c'est là le véritable esprit, celui dont nous voulons
spécialement nous occuper. Nous savons bien qu'une philosophie qui se
donne un tel objectif est une philosophie inactuelle. On parle
constamment maintenant d'une philosophie des profondeurs et on entend
par là sous une forme ou sous une autre la philosophie du naturel. Or,
la première condition pour qu'un esprit soit un esprit, c'est qu'il
sache ce qu'il veut faire. C'est là sa caractéristique essentielle,
et, en même temps, la plus curieuse. Comme elle est courante, normale,
elle n'attire pas l'attention. Et cependant la pensée jouit là de la
propriété la plus extraordinaire, celle de se devancer elle-même. Un
acte volontaire n est pas autre chose. L'empirisme a beaucoup de peine
à admettre cette situation. C'est Platon qui, semble-t-il, a vu le
premier le problème, posé par lui dans Le Ménon. C'est le
problème de la recherche: comment chercheras-tu ce que tu ne connais
pas... etc ...? Ce problème l'a constamment préoccupé. On le retrouve
en particulier à propos de l'image du colombier dans le Théétète.
Que devient la science du savant quand il n'y pense pas? Les sciences
sont-elles assimilables à des colombes que l'on conserverait dans un
colombier et qu'on saisirait au hasard quand on aurait besoin? Mais,
quelle que soit la part du hasard dans la progression de l'esprit, cette
part de hasard est évidemment minime par rapport à la certitude du but
poursuivi. Le savant peut, dans une certaine mesure, obéir au hasard
(hasard d'ailleurs relatif) dans la découverte des hypothèses;
l'esprit peut, dans une certaine mesure, obéir au hasard dans la
mémoire, le hasard peut jouer un rôle dans la confection d'une œuvre
d'art, qu'elle soit musicale, picturale ou littéraire, mais il est bien
évident que ce rôle est minime. Rien de plus contraire à la vie de
l'esprit que l'idée d'un défilé illimité de toutes les hypothèses
et de tous les souvenirs possibles entre lesquels l'esprit choisirait après
coup. Nous avons encore vu des empiristes impénitents soutenir
cette thèse, et nous savons que Hume la professait, mais il suffit de
lire ses œuvres pour voir dans quelles difficultés il s'est par là
plongé et pour se rendre compte qu'il frise constamment la thèse
opposée, de telle sorte qu'on a pu voir en lui un représentant
anticipé de la phénoménologie et de la conscience intentionnelle.
Mais le terme de
phénoménologie et celui de conscience intentionnelle sont encore
beaucoup trop indéterminés et il faut les préciser. Remarquons
d'abord que lorsqu'il s'agit de naturel, on peut accepter en gros le
schème habituel qui considère l’esprit comme une succession ou comme
un courant de phénomènes psychologiques, selon la tradition de
l'atomisme anglais qui voit en lui un chapelet de perles ou selon la
tradition bergsonienne qui s'y oppose et voit en lui une série de
nuances changeantes comme celle du cou de la colombe. En fait ces deux
traditions, l'une de succession, l'autre d'évolution admettent toutes
deux que la vie psychologique se développe dans le sens temporel,
d'arrière en avant, et, Si j'ose dire, dans le sens du temps.
Aller à la page
4: La
répétition intentionnelle
Retour
à Philo-recherche/fac
Aller
à la page d'accueil de Philagora
|