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Une nomination convoitée par
les deux pères et accordée par le roi à celui de Rodrigue va brouiller les deux amis.
Aveuglés, l'un par sa fierté blessée, l'autre, par l'image qu'il veut conserver de
lui-même, ils oublieront les projets de mariage et les enfants qui comptaient sur eux
pour assurer leur bonheur. Le plus
agressif est naturellement le comte Don Gomès, furieux de se voir préférer un glorieux
vétéran (Don Diègue a carrément vingt ans de plus que lui, il est à la retraite).
Ce rang, dit-il, "n'était dû
qu'à moi", "vous l'avez eu par brigue", "le roi fait honneur à votre
âge".
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Puisqu'il s'agit d'apprendre au fils du roi
le métier des armes, c'est à lui, actuellement le meilleur guerrier d'Espagne, que ce
rôle aurait dû revenir, et il met cruellement Don Diègue au défi de pouvoir encore
porter les armes ou se montrer de quelque utilité..
Le vieux capitaine, d'abord conciliant, ne
supporte pas longtemps d'entendre ses qualités mises en doute. Il attaque à son tour:
"Vous voyez toutefois qu'en
cette concurrence,
Un monarque entre nous met quelque différence".
Alors commence un
duel verbal (213-224), où se répondent attaque et contre attaque de paroles blessantes,
de comparaisons, d'oppositions, une stichomythie, échange rapide de répliques vers à
vers, durement rythmée par des coupures en 6/6, où les idées, les mots, les tournures
sont vivement repris par l'adversaire: "méritais"
>"mérité", "mieux >"mieux", "qui l'a..." >
"qui peut...", "honneur" >"honneur", "le roi"
>"le roi".
"Qui n'a pu l'obtenir ne le
méritait pas".
"Ne le méritait pas!/ moi!
/ vous.
/ ton impudence..."
Elle se réalise enfin, dans la gifle qui
déshonore le vieux guerrier en lui prouvant qu'il est effectivement incapable d'exiger
par l'épée réparation de l'injure.
Le monologue (I-4) qui suit ce drame est
poignant. Sous le regard condescendant de celui qui
avait été son lieutenant, Don Diègue vient de comprendre sa déchéance.
"O rage! ô désespoir! ô
vieillesse ennemie!"
Trois cris en
progression, 2- 4- 6, enchaînent ici ses réactions à mesure que se calment son
esprit et sa respiration: l'instinct, le sentiment, l'amorce d'une réflexion.
Dès ce premier vers,
s'annonce donc le schéma de son discours: il hurle de colère, puis il mesure
l'étendue de son infortune, enfin, il trouve une solution.
Dans une suite d'exclamations, de questions,
d'expressions fortes et imagées qui traduisent sa vive émotion, nous le voyons faire le
bilan de sa vie. C'est une vie toute consacrée à la gloire, gloire militaire que seule
peut obtenir, et soutenir la force physique.
Cette priorité donnée au
corps, il ne la conteste pas, il donne, au fond, raison au comte, seulement, il n'avait
pas songé qu'elle s'appliquait aujourd'hui à lui. Et la démonstration du comte par
cette gifle l'a bouleversé en même temps qu'elle l'a déshonoré.
Il est blessé au point d'avoir envie de tout laisser tomber, cette
"nouvelle dignité", qui lui avait fait
tant de plaisir, cette gloire illusoire, "en un jour
effacée", cette vie, qui se traîne dans "un
corps tout de glace".
Il n'a plus qu'un recours. Il va être obligé de laisser
au jeune Rodrigue son épée qui ne lui sert plus à rien et le soin de restaurer
l'honneur familial :
"Fer, jadis tant à craindre...
Va, quitte désormais le dernier des humains,
Passe, pour me venger, en de meilleures mains".
Nous comprenons le désarroi de ce pauvre homme, et nous le
plaignons sincèrement, mais nous sommes surpris et choqués que l'honneur, c'est à dire
l'estime de soi, se trouve ainsi subordonné à la loi du plus fort. Où sont, chez ces
guerriers, les vraies valeurs? De plus, est-il normal de faire supporter par un autre le
résultat de sa désastreuse vanité?
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Ces questions ne viennent pas à l'esprit de
Don Diègue, pas plus, d'ailleurs, qu'elles ne se poseront à Rodrigue: l'honneur d'un
père est sacré, indiscutablement.
Imaginons maintenant notre garçon. Il
attend avec impatience le résultat de l'entrevue entre les deux pères. Voici Don
Diègue! Plein d'espoir, il accourt vers lui... pour tomber dans le piège que,
d'instinct, sans doute, mais avec une rare habileté, celui-ci prépare à son fils (I-5).
Il va le mettre au
défi, "as-tu du cur?", et, sur sa réponse pleine de fierté, dont il le félicite: "Je reconnais mon sang à ce noble courroux", il lui fera, de cet "affront si
cruel qu'à l'honneur de tous deux il porte un coup mortel", un récit bien propre à éveiller son indignation, sans en révéler
immédiatement le coupable. L'identification sera progressive et d'autant plus cruelle:
"un homme à redouter... plus que brave soldat, plus que grand
capitaine... c'est... le père de Chimène".
Tout est mis en place, la
vraie pièce va pouvoir commencer: A Rodrigue de jouer!
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