I - (v. 849-870):
La
Mort Obsédante,
celle de Rodrigue, celle de
Chimène, celle du comte,
dans les mots:
"empêcher de vivre, sang (trois fois), perte, vengeance, meurs, mourir (deux
fois), crime, peine, tue..."
=par la présence de
l'épée, "encore toute trempée" du sang du comte, "objet
odieux", qui doit "exciter ta haine", qu'on "plonge"
dans le sang, et qui nous met en face de la mort avec une brutalité agressive
(sang et violence visuelle sont encore de l'âge Baroque, le Classicisme gommera
tout cela).
=Rodrigue a tiré son épée
du fourreau, il en tend la poignée à Chimène, pour lui remettre l'instrument du
devoir et de l'honneur, comme l'avait fait Don Diègue. Il la place ainsi au pied
du mur et l'oblige à prendre très concrètement une décision: veux-tu ma mort, ou
non? A-t-il conscience qu'il lui impose un défi effroyable?
=Pour Chimène, cette
épée, c'est son père tué par Rodrigue, et l'obligation de le venger, c'est
insupportable.
=L'émotion domine
donc le passage, dans un rythme haché par les séquences courtes du
dialogue (deux vers, fragmentage d'un vers en deux, quatre, trois, trois pieds, puis
hémistiches, ou vers uniques, pour finir avec quatre vers), par des exclamations,
des interjections ("eh bien, hélas, quoi, ah...") une répétition
("Rodrigue... Rodrigue"), de nombreuses questions, des impératifs...
=L'enjeu est terrible.
Dans la lutte entre celui qui veut mourir et celle qui ne veut pas sa mort, qui va gagner?
Chimène n'a pas caché qu'elle ne pouvait pas aller jusqu'au bout de sa décision, du
moins, pas de la façon horrible que voudrait lui imposer son fiancé.
II - v. 869-933:
l'Honneur
aimé d'Amour.
Sur un rythme apaisé,
en deux très longues répliques ininterrompues, chacun va justifier son
attitude face aux exigences de son honneur et de son amour, et faire de ce qui aurait
pu être un hurlement de haine un magnifique chant d'accord et d'estime.
A - (869-904): Rodrigue
se met en situation d'accusé et s'explique:
a - (869-878): Ce
qu'il a fait est une "bonne action", "j'ai vengé, dit-il, mon
honneur et mon père,Je le ferais encore si j'avais à le faire"
b - (878-896):
son
amour l'aurait détourné de son devoir, tant il craignait le chagrin de Chimène,
s'il
n'avait pas compris qu' "Un homme sans honneur ne te méritait pas".
c - (896-904): il peut maintenant se présenter sans honte:
"...quitte envers l'honneur et quitte envers mon père,
C'est maintenant à toi que je viens satisfaire".
car c'est à elle de le punir:
"immole avec courage..."
B - (905-932): Chimène
se montre en plein accord avec Rodrigue:
a - (905-911):
elle l'approuve : "je ne puis te blâmer..., je ne t'accuse point..., je
sais..." elle lui rend hommage: "généreux courage... Tu n'as
fait le devoir que d'un homme de bien".
b - (912-932):
Elle se doit d'en faire autant: "même soin me regarde". Symétriquement aux
paroles de Rodrigue:
"Car enfin, n'attends pas de mon affection
Un lâche repentir..",
=elle répond:
"Car enfin, n'attends pas de mon affection
De lâches sentiments..."
=Mais elle
ne cache pas
sa peine:
"éclatent mes douleurs, je pleure mes malheurs... j'ai pour m'affliger..."
Hélas, ton intérêt
(= mon amour) ici me désespère...
Cet affreux devoir dont l'ordre m'assassine..."
=Elle imagine son père
mort dans des circonstances différentes, et avoue que la tendresse de son fiancé aurait
pu la consoler:
"j'aurais senti des charmes
Quand une main si chère eût essuyé mes larmes".
III - (933-962):
Punition
Immédiate!
Rodrigue est en position
forte en offrant à Chimène la possibilité d'exécuter sa vengeance tout de suite.
Il joue gros, mais, comme il n'a rien à perdre, il se lance à fond dans ce quitte
ou double:
"ne diffère donc plus... attendre...
C'est reculer ta gloire, autant que mon supplice,
Je mourrai trop heureux..."
Chimène se récuse comme
elle peut:
"Va, je suis ta partie et non pas ton bourreau...
Et je dois te poursuivre et non pas te punir".
Mais, ce qu"elle
avait affirmé précédemment:
"De quoi qu'en ta faveur notre amour t'entretienne,
Ma générosité doit répondre à la tienne",
Rodrigue le reprend:
"De quoi qu'en ma faveur notre amour t'entretienne,
Ta générosité doit répondre à la mienne".
car il veut
la rendre
aussi forte que lui, c'est à dire capable de le tuer de sa main. Comment le
comprendre ce souhait ahurissant? Ces deux êtres vivent un moment unique, jamais,
sans doute, ils ne se sont sentis aussi proches l'un de l'autre, dans leur souffrance,
mais également dans cette parfaite compréhension. Pour Rodrigue, puisque cet
instant
doit être sans lendemain, mieux vaut en finir avec la vie et laisser à
Chimène la gloire du devoir accompli.
C'est compter sans la
fierté de celle-ci:
"Mon père et mon honneur ne veulent rien devoir
Aux traits de ton amour, ni de ton désespoir".
En fait, sa fierté n'est
qu'un prétexte, elle ne peut pas cacher ici combien elle est bouleversée par le
chagrin de celui qu'elle aime et combien elle tient à lui.
Rodrigue, pourtant, fait
semblant de n'avoir pas compris, il insiste et se plaint d'avoir "à vivre avec ta
haine".
IV - (963-997)
Duo
d'Amour. "Va, je ne te hais point".
Cet aveu est d'abord un
tendre reproche à celui qui sait qu'elle l'aime, mais qui exige qu'on le lui
dise encore, parce qu'il a terriblement besoin d'être consolé.
C'est aussi une exquise
trouvaille de jeune fille, qui ménage sa pudeur et qui en dit si long! Car cette
litote, sous la discrétion de sa forme négative, affirme très fortement: "je
t'aime!" Il n'y a peut-être pas de réplique plus célèbre dans toute
notre littérature.
L'entretien, désormais
se fait plus intime, la sollicitude s'exprime plus simplement, doucement, Rodrigue
met Chimène en garde contre "le blâme, les faux bruits", elle lui
avoue sa faiblesse:
"Va-t-en, ne montre plus à ma douleur extrême
Ce qu'il faut que je perde encore que je l'aime".
et Rodrigue l'amène à
se
débarrasser de tous les faux-fuyants pour révéler enfin le fond de son coeur.
Certes, elle fera son devoir, mais ajoute-telle:
"Mon unique souhait est de ne rien pouvoir".
Il sait à présent
qu'il a aussi vaincu le comte, dans ce nouveau combat:
"O miracle d'amour!" tous deux goûtent un court instant la joie
déchirante de pleurer ensemble le bonheur perdu:
"Rodrigue, qui l'eût cru?
Chimène, qui l'eût dit,
Que notre heur (bonheur) fût si proche et si tôt se perdît?..."
Et Chimène fait à
Rodrigue qui la quitte peut-être pour toujours, cette promesse extraordinaire:
"Je t'engage ma foi
De ne respirer pas un moment après toi".
"Je t'engage ma foi", c'est la parole rituelle que, petite mariée heureuse, elle
espérait prononcer le jour de ses noces. Fidèle, elle le sera malgré tout, jusqu'à
la mort!
Et voilà la troisième
victoire de Rodrigue.